Site icon Sébastien Bailly

282 – Déceptions

Une partie de moi est un cadavre échoué sur une berge du fleuve. J’ai essayé de l’emporter, de le relever, de l’asseoir. L’asseoir aurait été une marque de respect. Mais, il sera resté derrière moi le visage dans la glaise, au creux d’un méandre sauvage. Il y est toujours.

J’avance sans cette partie de moi abandonnée en arrière. J’avance délesté de ma respiration, séparé de la légèreté, coupé de mon humanité.

Dans la vase, mon torse bleui sous les coups répétés jusqu’à s’assurer que je ne remonterai pas à la surface. Ma main tendue cent fois est restée vide et les mots dans ma gorge bloqués par les sédiments. J’ai suffoqué.

Ce cadavre fantôme mordu par les silures, à demi décomposé, ne bougera plus. Immobile, immuable, que je n’ai eu d’autre choix que laisser en pâture aux corbeaux et aux larves.

Si je suis plus léger ? Non, son absence me pèse comme un foie de fonte, un cœur de métal rouillé, des poumons de calcaire. Chaque mouvement fait grincer les articulations orphelines, et les muscles filandreux tirent comme ils peuvent le bonhomme un peu courbé, un peu penché, lent et approximatif, que je suis devenu.

Oh, j’avance, pas à pas, et mes haillons ne sont presque plus humides. J’avance en loques, les yeux devenus secs, me détournant des occasions qui se présentent de renfiler le costume que je portais avant. Je ne suis plus le même. Manque l’essentiel.

La confiance en l’autre. Si je tombe à nouveau, je sais qu’ils se détourneront, et c’est la meilleure option : au pire, ils cracheront vers moi, ils porteront des coups, ils me piétineront. Quoi ? C’est d’expérience que je te parle. Ils ont perdu leur capacité au dialogue. Ils ont renoncé aux émotions. Ils ont asphyxié la tendresse. La tendresse, putain. Il suffisait de si peu.

Manque l’essentiel. Manque d’y croire encore, aux beaux discours. Comment veux-tu vivre ainsi ?

Bien sûr, tout n’est pas si pitoyable. Je n’en suis plus là. Évidemment il y a eu, au plus près, juste ce qu’il fallait d’air pour ne pas étouffer tout à fait. Et la révolte. Il y a eu la révolte contre la bêtise. Mais j’ai laissé derrière moi ce cadavre gris, rongé par les acides, et je ne retrouverai jamais la confiance. L’autre, pour toujours, une infinie déception. Va vivre avec ça. Va écrire avec ça.

Pas le choix. Ne reste qu’écrire. Et partager ce qu’il reste avec celles et ceux qui, comme moi, traînent derrière eux le spectre flasque de leurs déceptions.

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