Site icon Sébastien Bailly

286 – rendez-vous au quartier des noyés

Ils ont la peau fripée, pour toujours, et l’œil vitreux de ceux qui ont trop longtemps pleuré. Que faire d’eux ? De leurs pulls détrempés et de leur cheveu collé par les hydrocarbures ? S’il leur manque un doigt, ou un membre, c’est qu’ils auront croisé un brochet, un silure ; et les moins présentables la turbine insatiable d’un porte-conteneurs.

Ils ont les poumons inondés, plus moyens de parler. Si tu croises leur regard, tu sauras qu’ils ne regrettent rien que la première gorgée, et peut-être la suivante. Mais après, ça va mieux. Ils ont échappé pour de bon à la coalition des médiocres.

Ils prennent leurs quartiers, mouillés. Ils ont tout ce qu’il faut : ils n’ont besoin de rien. Une couche où s’allonger, trois rues à traverser, un café où personne ne boit. Ce serait de mauvais goût. On n’y entend rien que les plocs des gouttes sur le plancher, qui rythment les fins d’après-midi.

Dehors, entre brume et brouillard, dans l’odeur moite de la vase, c’est toujours une fin d’après-midi de novembre. Les borborygmes de ceux qui se saluent glougloutent avec des échos de gouttières bouchées par une purée de feuilles mortes.

C’est là que tu me trouveras, bientôt, au pied d’un bec de gaz éteint, face à l’enseigne faiblement clignotante d’un marchand de farces et attrapes en liquidation. C’est là que je t’attendrai. Où ailleurs ? Je t’attendrai le temps qu’il faudra, tirant des larmes de pitié des promeneurs depuis une éternité habitués à ma présence.

On m’oubliera. Je m’enfoncerai lentement dans les sédiments, je disparaîtrai. Il faut bien disparaître. Si tu passes trop tard, il ne restera de moi qu’une ombre, ou peut-être un souvenir flou dans la mémoire imprécise du marchand d’en face.

Je te donne rendez-vous au quartier des noyés, là où, enfin, les médiocres n’iront pas me chercher. Là où mes dernières forces auront tendu vers toi.

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