Je t’ai vue discrètement assise à l’arrière de l’orchestre, loin des premiers violons, cachée par les bassons, où l’homme à la baguette ne pouvait pas t’entendre, même en tendant l’oreille. Tu es la musicienne qui forge les silences. Tu les tiens enfermés dans le creux de tes mains. Quand, dans la partition, c’est à toi de jouer, tu écartes les paumes et les blancs les plus beaux déploient leurs ailes au dessus des trombones. Ils planent le temps imparti, précisément, et disparaissent. On les remarque à peine. Jusqu’au suivant que tu tires de ton cœur entre deux battements, méticuleusement.
Enfin, c’est toi qui prépare ce silence et ce vide, le dernier, celui qui clôt la pièce. Si tu le ratais, toute l’émotion concentrée jusque-là s’effondrerait en sifflets et claquements de strapontins. En lazzis. Tu sais ta responsabilité : tu peaufines un large et long silence qui recouvre la salle, des coulisses au balcon, un silence suspendu, palpable comme une neige chaude, cristallin. Un silence qui impose son temps avant le fouillis crescendo des applaudissements debout.
Tu disparais avant les saluts, avant les ovations. Tu as rempli ton rôle, discrète, irremplaçable. Et chaque soir le chef te cherche du regard, sans jamais te trouver. Il sait ton existence et tout ce que tu as d’indispensable. À chaque fois qu’il félicite les solistes, c’est à toi qu’il pense et il espère un jour enfin te croiser pour te dire, comme il ne l’a jamais dit à personne, que, sans toi, il ne pourrait rien.