Il y a ces légendes sur les chats, et leur nombre de vies. Six, sept ou neuf, selon les régions du monde. Jamais moins, jamais plus. Ce que je sais depuis près de 80 ans, c’est que le chat est toujours là. Toujours le même, et que face à l’impossibilité biologique d’un chat qui vivrait aussi longtemps, je dois convenir que celui là a eu plusieurs vies, et plusieurs noms.
Philippe l’appelait “Le chat”. C’est plus simple, et puis il ne savait pas : le chat était là avant lui. Le chat, de toute façon, ne répond pas quand on l’appelle. Il est allongé dans le gravier, sur le côté, au soleil. Il se faufile derrière le rhododendron, il file dans l’ombre et disparaît. Philippe l’appelle : “Le chat ! Le chat !” Mais le chat ne vient pas.
Il lape le lait dans une coupelle posée derrière la maison mais s’enfuit lorsqu’on s’approche.
Le chat avait un nom, avant, forcément. Il avait été un chaton et avait joué avec une fillette et un bout de laine. Il lui avait ramené des oiseaux morts, des mulots. Parce que c’est ce que fait un chat lorsqu’il a reconnu une fillette comme sa maîtresse. Mais c’était bien avant Philippe. Il le refera bien après. A chacune de ses nouvelles vies. Et il aura chaque fois un nom. Ce n’est pas tout à fait au hasard, le nom d’un chat. La première lettre dit son année de naissance. Mais certaines lettres ne sont plus utilisées. On n’imagine pas les tractations pour arriver à ce résultat. Le Q, par exemple. En 1967, c’était possible, mais pour la dernière fois. Aucun chat depuis dont le nom commence par Q. C’est que les noms manqueraient. Un chat Queue-de-pie, par exemple, ça n’existe plus… En 1972, on est passé de V à I et on a supprimé les lettres rares. Il a dû y en avoir des réunions pour ce résultat capital. Des dames à chapeau qui s’opposent, au nom de l’intégrité de l’alphabet, du respect des traditions, des hommes bedonnants qui s’insurgent au nom de la simplicité, des qui hurlent au nivellement par le bas, des lexicographes qui démontrent l’étendue des possibilités, d’autres qui soulignent les limites du vocabulaire, des qui prônent l’inventivité, des qui s’en moquent, aussi. On a sûrement voté. On s’est fâché pour la vie. On ne s’invite plus à prendre le thé. On s’est trouvé de nouveaux amis qu’on estime plus raisonnables et de meilleure compagnie que les anciens.
Cela concerne les chiens, les chats, les chevaux… Normalement la règle ne s’applique qu’aux animaux de race, dûment enregistrés. Pour les autres, qu’importe ! Mais le chat a toujours eu la noblesse de respecter la règle. Et l’on peut dater ainsi les années de ses réincarnations successives. Philippe ignore donc le nom du chat, mais il en a un : c’est Ophrey. Puis il y a eu Fidèle, Junior, Queue-de-pie, justement, Tétard, Bigorneau, Matou, et c’est aujourd’hui Herbert qui paresse à l’ombre du rhododendron. Le chat n’a plus qu’une vie devant lui. Plus qu’un nom à porter. S’il n’évite pas l’automobile à pleine vitesse sur la départementale, ce sera Ramses.