L’homme est assis dans le sable, les reins contre la dune qui le protège, presque à la verticale. Ses jambes enfouies forment un nœud, une tresse, il ne saurait démêler les racines profondes qui l’ancrent, le contraigne, yeux ouverts face à la mer, séparé d’elle par la plage horizontale, et ce qui sort de l’eau, ce qui se précipite vers lui, ce qui s’agrippe à ses hanches, ce qui l’enfonce chaque instant un peu plus dans la dune, il ne peut l’éviter. Ce sont des enfants dégoulinants, cheveux d’algues, yeux de nacre emprunté aux intérieurs des coquillages qui, cartable sur le dos, donnent en riant des coups de pieds à des ballons légers qui s’envolent. Ils sortent un à un des vagues et se pressent toujours plus nombreux. Une femme aux seins lourds, nonchalante, vient blottir sa tête sur son épaule. Il ne la reconnait pas : elle est toutes les femmes tour à tour et lorsqu’il distingue enfin le visage de sa mère, elle est déjà une autre, cette jeune Nathalie de l’enfance, ou Sylvie, un peu plus tard, et à nouveau sa mère. Un acrobate, un jongleur, un clown au maquillage qui coule, un chimpanzé tenu en laisse par un cow-boy d’opérette, ils sortent de la mer comme d’un livre d’images et laissent sur le sol humide la trace de leurs pas. L’homme étouffe déjà sous les monceaux des corps qui l’étreignent. Il s’enfonce dans la dune, et seule sa tête bientôt dépasse à la surface. Et sortent de l’eau des hommes en bleu de travail, des paysans qui tirent leurs charrues, des grands-tantes une tasse de thé à la main, le petit doigt en l’air, comme éblouies par le soleil. Un homme tronc, roulé par la houle s’échoue, il entreprend de ramper derrière les autres. Une écuyère à cheval le dépasse au petit trot, elle est debout sur l’alezan, en tutu rose, et pirouette cacahuète. Une trapéziste, un vendeur de nougats, un dresseur de puces, un hercule, torse nu, qui tient un fauve en laisse, une fanfare au complet, et ses majorettes en jupes courtes. L’homme est enseveli sous les apparitions continues et rien n’arrête le flot. Ils sortent des vagues en marchant, comme s’ils avaient traversé depuis l’autre côté, comme s’ils sortaient de l’usine, de l’école, de chez eux. Ils marchent et continuent sur la plage, et s’agglutinent autour de l’homme, au-dessus de lui, et s’appuient. Et il s’enfonce totalement mais continue de les voir, en grappe, en groupe, en colonne, côte à côte ou l’un derrière l’autre et ajouter leur corps qui pèse toujours plus lourd sur ses épaules, de tout leur poids. Toutes celles qu’il a croisées, tous ceux qu’il a vus, et même d’autres qu’il a oubliés. Ils sont la mer, ils sont l’écume, les lames qui déferlent, ils sont la tempête qui se lève et portés par le vent, ils s’abattent sur l’homme et le noient. Rombières au chapeau mauve, architectes d’intérieur extravertis, conducteurs de travaux manchots, naturopathes tuberculeux, pépiniéristes amateurs, souffleurs de verre, taxidermistes du dimanche, cheffes de rayon mélancolique, romanciers à succès, sosies d’Arthur Rimbaud dépressifs. Et ça sent les embruns, le varech, le vieux mollusque. L’homme étouffe, du sable plein la bouche. Mais rien n’arrête le flot, rien ne bloque la foule des vendeuses de quatre-saisons, des thanatopracteurs neurasthéniques, des contrebassistes de jazz, des adolescentes acnéiques, puis viennent les cadavres des morts depuis la veille ou depuis plus longtemps, plus ou moins rongés par le sel et les crabes, et qui sur la berge forment une nouvelle dune d’où l’homme ne sortira pas…
Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture de François Bon, hiver 2020-21