Site icon Sébastien Bailly

38 – Instructions au lecteur

Pendant que vous lirez ces lignes, sucez je vous prie, le jus d’une cerise.

Francis Picabia, {Jésus-Christ rastaquouère}

Ce n’est pas ton premier livre, et l’on peut considérer qu’en la matière tu as de l’expérience. Une expérience bien supérieure à la mienne : tu as lu plus de livres que je n’en écrirai jamais.

Reconnaissons-le.

Oublie pourtant tout ça. Chausse tes orbites d’yeux neufs et pose un regard naïf sur ces lignes. Il faudrait toujours lire un livre comme si c’était la première fois. Tu oublies les heures à apprendre tes lettres et tes syllabes. Tu oublies les heures à déchiffrer, le doigt mouillé de salive, mot à mot, les « Maman fait les courses », les « Papa travaille dur ». Tu fais bien d’oublier.

Oublie le texte précédent, et tous les livres de l’année. Et ceux des décennies qui ont précédé. Oublie les articles, les recettes de cuisine et les modes d’emploi : tu lis pour la première fois. Ce sont les premiers mots.

Tu ne peux prévoir ce qui t’arrive alors. Et je sais qu’écrivant cette phrase je te prépare à tout, à l’incongru, au sorti de nulle part, à l’incertain, au flou : nous venons de briser le pacte de lecture. Tu ne sais plus où tu es. Dans ce déséquilibre enfin tu liras le mot suivant sans t’attendre à rien, prêt à tout.

Tu me libères.

La marquise est sortie à cinq heures, une goutte pourpre de jus de cerise à la commissure des lèvres. Tu partages avec elle le sucre de l’été, le bourdonnement des abeilles. Tu ignores le train qui passe sur la ligne d’horizon, le cliquetis des kalachnikovs dans la plaine, les déclamations en latin du curé enchaîné à sa croix.

Rien n’existe que le texte.

Tu es prêt à tout et rien ne peut te décevoir.

Tu dois te concentrer, rester sérieux, ne pas vagabonder. Les livres anciens pourraient te revenir en mémoire, les phrases trouver des échos, les mots renvoyer à des souvenirs, des expériences palpables et concrètes sans lien avec le texte. Tu dois te défaire de tout, entrer nu comme au premier jour dans le premier chapitre. On a tôt fait de perdre le fil, de bifurquer, de se souvenir et tout s’écroule. (Si tu penses ici, alors que je ne l’ai pas écrit, « comme un château de cartes », tu n’es pas encore prêt : rien ne doit te venir hors le texte.)

Enfin, lis ce livre comme si c’était le dernier. Tu n’en ouvriras plus d’autres et même tu ne pourras revenir en arrière dans celui-ci. L’ultime page tournée, il ne te restera que le souvenir des mots imprimés. Des impressions fugaces. Comme un goût de cerise condamné à disparaître. Tu te souviendras bientôt avoir lu, puis, vaguement, avoir tenu un livre entre les mains.

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