Philippe Robert-Tanguy est sociologue des organisations, consultant en management et enseignant à Sciences Po. Il a créé le cabinet de conseil Alis Management qui intervient sur les transformations organisationnelles et culturelles des organisations publiques et privées. Discussion sur la formation au changement, et, forcément, les changements de la formation…
Sébastien Bailly : Souvent, quand on se pose la question du digital, on se dit, on va former les gens, et cela va les amener à changer, à utiliser de nouveaux outils. Mais, souvent, on se rend compte qu’après le plan de formation, les choses ne changent pas tant que cela. Y a-t-il des conditions pour qu’un plan de formation atteigne ses objectifs de changements dans les pratiques ?
Philippe Robert-Tanguy : La première chose, avant même de question la formation, c’est de questionner l’outil. On cède souvent à la pensée magique de l’outil. On pense solution avant de penser problème. C’est comme cela qu’un certain nombre d’échecs se produisent. Il y a 20 ans, on ne parlait que d’e-learning. C’était l’alpha et l’omega. Cela a fonctionné sur certains types de formations, mais que ce n’était pas aussi efficace que ça. Il y a quelques années, sont arrivés les mooc, des outils très intéressants pour une sensibilisation, mais seulement 10% des inscrits vont au bout d’un mooc. Le mooc est lourd à construire, et n’a pas d’intérêt économique pour des sujets très pointus qui intéressent peu de monde. Il faut d’abord penser le problème que l’on souhaite résoudre, puis voir en quoi une technologie peut y répondre. En la matière, ce qui vaut pour la formation vaut pour les tous sujets.
Dans quelle mesure le digital apporte quelque chose, et en premier lieu aux personnes concernées ? Si la formation doit servir à l’appropriation du digital, il ne faut pas que la formation apporte quelque chose de contraignant ou de déconnecté du métier. Avant même la formation, il convient de s’assurer de la bonne conception de l’outil et de voir dans quelle mesure l’outil correspond à des problématiques réelles. Certains enjeux tiennent à l’organisation : enjeux de performance, de qualité, de rapidité… On comprend bien le point de vue de l’organisation. La question est de savoir comment on arrive à rapprocher ces enjeux d’organisation de ceux du métier des personnes qui seront formées.
On peut former les gens à des outils, mais si l’outil n’est perçu par les utilisateurs que comme une contrainte et qu’ils peuvent s’extraire de cette contrainte, en la contournant assez facilement, ça ne marchera pas.
L’exemple classique, que l’on constate systématiquement dans les organisations depuis 25 ans, ce sont les gros systèmes de gestion de type ERP, tel que SAP. Ces systèmes financiers ont des fonctionnalités très avancées de contrôle de gestion, d’analyse de données, etc. Lorsque l’on n’a pas suffisamment pensé les outils d’analyse, les indicateurs, la façon de les présenter, du point de vue du métier des utilisateurs, on s’aperçoit qu’ils utilisent le système en en extrayant les données pour les traiter sur Excel. Excel est sans doute l’outil numérique le plus utilisé dans les organisations, y compris là où il ne devrait pas l’être. Excel est avantageux, du point de vue de l’utilisateur, parce qu’il sait le manier, qu’il y a ses habitudes. C’est plus facile, plus malléable qu’un outil puissant mais pensé sans eux.
SB : A partir de là, peut-on dire que la démarche commune de conduite du changement qui consiste à choisir une formation sur catalogue et à y inscrire des collaborateurs est forcément vouée à l’échec ?
PRT : Quand on parle de conduite du changement, ce qui est difficile, c’est qu’on parle de l’humain, et que par définition, l’humain est peu prévisible. Il n’y a pas de règle certaine pour être sûr qu’une méthode marche ou ne marche pas. Dans certains cas, une formation « sur étagère » peut très bien fonctionner, à condition que les acteurs voient bien l’outil comme une solution à leurs problèmes. La formation les aide alors à utiliser cet outil-là. Tous les facteurs sont alors réunis.
Le problème, c’est que la formation sur étagère répond par définition à un problème générique là où les acteurs ont des problèmes spécifiques. Le métier, la pratique ne sont pas forcément les mêmes dans différentes organisations. La façon d’utiliser et de comprendre l’outil ne seront pas identiques. C’est la limite de ce type de formations.
Lorsque les changements à mettre en œuvre sont relativement importants, cela change le métier, la façon de le pratiquer, cela nécessite de passer par une analyse, par un diagnostic pour comprendre les pratiques professionnelles, le sens que chacun y met, la façon dont les enjeux sont compris. Sur cette base, on va pouvoir ajuster, déterminer dans quelle mesure il y a une résistance potentielle, ou une appétence, un intérêt, une envie. Préalablement à une formation, il faut en définir le contexte pour s’y adapter.
SB : Il y a une vraie différence entre une formation au numérique, à l’outil, et une formation au digital, qui touche les méthodes, la stratégie, avec ses corollaires : l’agilité, la transversalité, qui touchent à l’organisation même du travail.
PRT : Il est important de bien faire la distinction entre l’usage et la conception. Un outil, quel qu’il soit, structure une manière de penser. C’est valable que l’outil soit simple ou complexe. Si je présente les choses sous la forme d’un tableau, cela cadre et limite ma manière de concevoir une situation. Si je définis des indicateurs, ces indicateurs vont orienter ma façon de regarder la réalité. Un algorithme, ça dirige vers des choix en priorisant des données, et en les évaluant. Les biais ne manquent pas.
Ce qui manque aujourd’hui dans les formations, ce sont les éléments qui permettent d’aider à réfléchir : c’est quoi le numérique, c’est quoi le digital, et dans quelle mesure je dois m’ajuster par rapport à ces sujets.
On le voit en matière d’intelligence artificielle : comment ces outils sont construits ? Qu’est-ce qu’ils vont chercher comme information ? Il ne s’agit pas seulement de se demander comment on utilise un outil qui va aider à la décision parce que l’on va finir par accepter les décisions de la machine sans plus y réfléchir. La question est d’avoir une formation qui permette d’utiliser le programme d’intelligence artificielle, mais surtout de réfléchir à sa conception et à son mode de fonctionnement. Comment cet outil est-il conçu et que m’amène-t-il à faire ?
Des métiers sur lesquels on n’imaginait pas de prime abord la transformation digitale sont aujourd’hui touchés. Chez les commissaires aux comptes, les audits étaient jusque-là menés par de jeunes auditeurs sortant de formation qui passaient au crible les comptes des entreprises. Depuis deux-trois ans, le métier d’auditeur change fortement avec la robotisation. Toutes les tâches d’analyse basique sont automatisées. Dans une comptabilité d’entreprise qui fait des centaines de milliers de lignes, le robot est beaucoup plus rapide que l’humain pour mettre en avant des erreurs, des écarts, des incohérences. L’auditeur va se voir confier un rôle d’arbitrage et d’analyse. Le métier change.
Les avocats sont confrontés à un changement profond également. On n’imaginait pas, jusqu’à récemment, avoir des avocats-robots. Aujourd’hui, la legaltech comprend quelques-unes des start-up les plus novatrices. Dans un cabinet d’avocats, on avait jusque-là les jeunes juristes ou les jeunes avocats qui passaient leur temps à faire de la recherche dans la jurisprudence. Aujourd’hui, un robot peut scanner la jurisprudence bien plus rapidement et prédire le résultat du jugement en fonction de la situation. Le métier n’est plus exactement le même, mais la formation non plus : l’introduction du numérique pause la question de l’apprentissage du métier lui-même. Les longues heures passées dans la jurisprudence faisaient partie de la formation des avocats. Le jeune qui se plonge dans les textes apprend en cherchant. S’l n’a plus ce moment, on lui demandera de faire de l’analyse sur les basiques d’un métier qu’il n’a plus. Le digital percute les métiers jusque dans leurs fondements.
SB : La réalité, c’est que la transformation digitale, ça va vite, et se pose donc la question de savoir comment j’apprends à faire face à la vitesse à laquelle les choses changent. Est-ce qu’on peut se former au changement ? Comment peut-on se préparer au fait qu’on ne sera jamais prêt à ce qui va se passer ?
PRT : On est depuis une vingtaine d’année dans un monde complexe, instable, incertain, avec des rythmes de changement de plus en plus rapides. On pouvait encore trouver, il y a dix ou quinze dans certains métiers, dans certaines organisations, des gens qui ont pu faire pendant trente ans le même métier quasiment de la même façon. On leur a inculqué une culture de la stabilité qui en faisaient des personnes très difficiles à faire évoluer.
Introduire une culture du changement, c’est être dans un système ouvert, c’est véhiculer, diffuser une veille constante sur les évolutions. Celles qui peuvent concerner le secteur dans lequel on évolue, mais aussi sur les chamboulements à l’œuvre ailleurs. Ce qui facilite les choses, c’est la mise en visibilité. Aujourd’hui, le changement dans la société est plus rapide que dans l’entreprise. Pendant très longtemps, c’était l’inverse. On avait un ordinateur au bureau avant d’en avoir un à la maison. L’entreprise servait à faire évoluer la société. Aujourd’hui, c’est par le client que les organisations changent. Les gens sont déjà un peu plus en alerte, un peu plus vigilants en tant que consommateurs, en tant que citoyens. Lorsqu’on fait sa déclaration d’impôts en ligne, on est amené à voir comment ça nous change. Mais il est important de maintenir une vraie vigilance : les taxis n’ont pas vu venir Uber, Accor a mis un peu de temps à réagir par rapport à Airbnb. Il y a 5 ans, les avocats et les experts-comptables n’imaginaient pas la robotisation d’une partie de leurs métiers.
SB : Les managers sont en première ligne. Il leur revient de gérer le changement digital. Comment sont-ils touchés ?
PRT : Le digital percute fortement le modèle managérial classique dans lequel on pose le manager dans un rôle d’expert omniscient qui en sait plus que ses équipes. Il apprécie peu d’être remis en question ou contesté et son équipe attend souvent de lui les réponses et les solutions. Si on veut introduire plus fortement une culture du changement, il faut introduire une culture de la remise en cause, une culture du questionnement. Cela veut dire une culture qui va challenger les modes de fonctionnement. Il faut avoir un style de management qui soit beaucoup plus animateur et dans l’écoute de l’expertise de ses collaborateurs, qu’elle soit technique, technologique ou liée au métier de chacun. Chaque professionnel est à même de savoir ce que les nouvelles technologies dont il a connaissance peuvent lui apporter. Le manager doit être un facilitateur, pas forcément un apporteur de solutions. Il doit accepter d’en savoir moins que ses collaborateurs. Sa valeur ajoutée est dans l’émergence de la solution par la mise en débat des experts qu’il encadre.
SB : Ce changement d’attitude, de rôle du manager, comment cela s’apprend-il ?
PRT : Il faut travailler à deux niveaux. D’abord au niveau des individus, forcément. Les aider à adopter de nouvelles postures, des postures d’humilité, de questionnement, de remise en cause, et les aider à comprendre que ces postures vont leur permettre une montée en puissance sans remettre en cause leur statut et leur position. La valeur ajoutée de l’encadrement ne vient pas forcément du savoir.
Mais pour faire bouger une culture organisationnelle, il faut également travailler sur la structure, sur le contexte. Si les critères mis en place font qu’on évalue le manager sur sa propre maîtrise des solutions techniques, on va l’enfermer dans une vision de la maîtrise totale. Alors que si on pose que le bon manager est celui qui est en capacité d’animer des débats, de valoriser la confrontation entre les expertises jusqu’à l’émergence de solutions, on ne valorise pas la même chose. Les mentalités sont façonnées par le système dans lequel on est.