L’humour est sur toutes les lèvres. Humour oppressif, police de l’humour. Les tenants d’un humour débridé s’opposent à celles et ceux qui voudraient qu’on ne puisse plus rire de tout et qu’on ne s’en porte pas plus mal.
Il se trouve que le sujet m’intéresse un peu, et que j’ai publié quelques petits livres sur le sujet. C’est l’occasion de pousser un cran plus loin ma réflexion et de la partager. La question est rebattue au point que la réponse vous vient naturellement à l’esprit : peut-on rire de tout ? Oui, mais pas avec n’importe qui. On l’attribue à Pierre Desproges, qu’on convoque systématiquement (parfois n’importe comment). On peut convoquer des philosophes, aussi. Il me semble que c’est également une question politique, à entendre certains : l’humour oppressif, c’est un humour politique. L’oppression c’est bien de la politique, non ?
Je pars d’un présupposé : l’humour ce sont d’abord des outils. Des méthodes. J’en décris dans un livre de recettes : « Les mots pour le rire » (Mille et une nuits). Le calembour ? Une façon de faire. Le calembour n’est ni une bonne ni une mauvaise chose (même un mauvais calembour, puisque ce sont parfois les meilleurs). Un calembour est la collision de deux mots, deux groupes de mots. Et cela fait rire. L’humour, ce sont des techniques, des registres, du burlesque à l’héroï-comique.
J’ai essayé de trouver la définition de l’humour. J’ai beaucoup lu pour ça. C’est difficile à trouver. Mais cela a toujours à voir avec le sentiment brutal d’une supériorité (ou d’un infériorité), résolue par le rire. Les uns sont supérieurs aux autres, et inversement, ou supérieur ou inférieur à une situation. On pourrait même rire de se sentir supérieur à soi-même. L’homme qui se casse la figure, qu’on cite toujours parce que Bergson en fait son explication du rire : un pauvre type brutalement inférieur à une situation. L’analyse est plus ou moins fine, plus ou moins poussée, mais, en gros, il y a toujours de ça.
Dans le périmètre des éléments qui me poussent à écrire ces lignes, des choses disparates. J’ai publié en 2014 « Le meilleurs des vannes ». Mes éditrices ont pas mal insisté : mes petits bouquins chez Mille et une nuits se sont vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, alors en faire un de plus… Mais un truc violent me chagrine dans la vanne. Une vanne, c’est toujours une victime, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe. J’ai relu la préface, ça va. J’y explique qu’on ne devrait vanner que ses semblables, et en tout cas personne de moins armé que soit. Mais c’est bien que la violence du trait d’esprit est potentiellement dévastatrice.
Le rire est politique. Il est de gauche, souvent. C’est celui qui s’en prend aux puissants. Celui des Guignols de l’info. Et que les dictatures chassent avec attention. Un rire révolutionnaire. En Chine, on traque les jeux de mots sur les réseaux sociaux et dans la publicité où le calembour sert à parler des sujets qu’on n’a pas le droit d’aborder, et dans 1984 de Georges Orwel, c’est bien en empêchant tout jeu du langage que se fonde le totalitarisme. Qu’on puisse rire du plus puissant que soi est le premier pas vers l’égalité. Et il est maintenant prouvé que plus une société égalitaire est bénéfique à tous. (Lisez « Pour vivre heureux, vivons égaux », de Kate Pickett et Richard Wilkinson)
Un syllogisme simple voudrait donc que si les totalitarismes s’opposent à l’humour, tu es totalitaire si tu t’opposes à l’humour. C’est un syllogisme, donc ça ne tient pas (même si il y a toujours quelque chose de totalitaire à vouloir empêcher quelqu’un de faire quelque chose, fusse une blague de mauvais goût, vous dira-t-on…)
Et il serait même difficile de trouver un humour de droite. Un humour drôle, s’entend. L’humour de droite serait celui qui pose l’ordre établi du supérieur sur l’inférieur comme un ordre à ne jamais changer, ou qui se moquerait de celui qui sur l’échelle sociale serait du côté des opprimés. Quand l’humoriste progressif se moque du violeur, l’humoriste conservateur se moque de la victime. (Désolé pour les gens de droite qui lisent ce paragraphe, j’ai bien conscience de sa violence et de son côté réducteur, on pourrait avoir une analyse un peu plus fine, mais, dans les grandes lignes, vous voyez ce que je veux dire). C’est l’humour oppressif. Celui qui est violent pour les victimes.
Prenons un cas pratique (et casse-gueule), dans l’actualité : ce qu’on a appelé la blague sur le viol de Jean-Marie Bigard (soyons clair, Bigard ne me fait pas rire, mais ce n’est pas la question). Le comique (qui remplit les plus grandes salles de France) fonde sa blague sur un principe éculé : le double sens. Celui du mot déchirure : une patiente lui parle d’une déchirure musculaire, le médecin la viole pour lui démontrer ce que c’est selon lui une déchirure. Subtil, forcément subtil. C’est donc un jeu de mot. Et de la provocation. Ni une apologie du viol, ni sa condamnation : un jeu de mot qui fait rire (ça, c’est mécanique, on n’y peut rien, c’est le premier mouvement quand on comprend le jeu de mot, quel qu’il soit, parce qu’on se sentirait supérieur, d’un coup, à avoir compris), une situation qui horrifie, un rire qui horrifie, et on finirait par rire de soi-même riant de rire de quelque chose qui ne devrait pas nous faire rire. La méthode est bien connue. Mais Bigard raconte un viol comme une chose banale (au service d’un jeu de mot, un jeu de mot pourri, si j’ai le droit d’émettre ici un avis personnel).
Cela, on n’aurait plus le droit de le faire, nous disent certaines et certains. Par respect pour les femmes. Ne plus rire du viol. On commence à nous dire, donc, qu’il est des sujets dont il ne faut plus rire (mais, je pense qu’on ne rit pas du viol, ici, si on rit, c’est d’abord d’un jeu de mot, mais c’est Bigard, c’est Hanouna, et c’est à une heure de grande écoute, et on peut se passer de Bigard mimant une sodomie à une heure de grande écoute, d’ailleurs la séquence a été coupée sur le replay).
Ce rire-là s’appuie tout de même sur une mécanique dans laquelle le rôle de la victime ni le rôle de l’oppresseur ne sont interrogés. Et si Bigard se moque de la victime, c’est au moins dans le sens où il s’en fiche. Le sort de la victime lui est indifférent tant qu’il peut placer son bon mot (et mimer un viol, peut-être). Et c’est bien en cela qu’il se distingue de l’humour du carnaval, de celui qui pose la question de la place de chacun et donne sa revanche (fut-elle temporaire, fut-elle symbolique) à l’opprimé.
Mais l’on peut prendre la défense de l’oppresseur, avec les mêmes techniques. Personne ne se souvient de Clément Vautel ? Publié en 1923, son livre « Mon curé chez les riches » est sans doute le plus gros succès de l’entre-deux guerres. Adapté au théâtre et quatre fois au cinéma, il aurait été vendu à près de 600 000 exemplaires, traduit en sept langues. L’homme est tombé dans l’oubli alors qu’il pouvait regarder Gide ou Proust de haut. Pas la même catégorie. On lui doit quelques romans humoristiques qui illustrent bien ce que l’humour peut être lorsqu’il se met au service des puissants. Dans « La grève des bourgeois » (voir ici), paru en 1919, il imagine une société dans laquelle le bourgeois est « pressuré, opprimé, et par surcroît, bafoué » et où il occupe « la dernière place dans la société moderne que ses aïeux avait créée ». C’est un monde socialisant, et la satire est là : le bourgeois se met en grève, un premier mai, et la société s’écroule : le prolétariat ne peut rien y faire. Sans les bourgeois, les trains se percutent, les mines s’effondrent, le monde va à sa perte. Dans une autre dystopie, il imagine un monde dans lequel les féministes auraient pris le pouvoir. C’est « Le féminisme en 1958 », publié en 1918. Une horreur… Une femme est même président de la République. L’humour de la situation retournée est au service de l’ordre établi. Conservateur, anti-féministe, antisémite, Clément Vautel n’en était pas moins considéré comme un grand humoriste (avant de n’être plus considéré du tout).
Les outils de l’humour, ses différents registres, tous ces outils peuvent être mis au service de n’importe quelle cause.
Même les pires. Je suis allé au Mémorial de Caen en 2017. Là une exposition temporaire : “Dessins assassins ou la corrosion antisémite en Europe”. Une centaine de documents antisémites de 1879 à 1945. L’exposition est glaçante. Et ce qui me frappe ? Comme les techniques de l’humour sont utilisées pour ridiculiser les Juifs. La caricature, le sarcasme, le jeu de mot, la vanne… Les mêmes techniques qu’on retrouve ailleurs. Il y a donc un rire d’extrême-droite qui se nourrit des mêmes mécaniques que les autres.
Alors, le rire toujours au détriment d’autrui ? Non. Il reste l’humour noir, l’absurde, le non-sens. Il reste l’humour qui se gausse du sens de la vie. L’humour ontologique. Celui des romans de Pierre Dac. Celui des Anglais. Celui des désespérés. L’humour comme dernier rempart. La politesse du désespoir. Celui-là qui est la seule façon noble de se tenir droit. Puisque rien n’a de sens, rions de la mort, rions de la vie, désignons les failles. C’est l’humour que je souligne dans « Les zeugmes au plat » (Mille et une nuits) lorsque je démontre que le zeugme est la formule de politesse du désespoir. Cet humour-là n’est pas apolitique : il est nihiliste, agnostique ou athée, anarchiste peut-être. Et c’est celui qui nous sauve en nous empêchant de rien prendre au sérieux. En tout cas, il n’oppresse personne et libère du poids de l’absence de sens.
Alors quoi, on ne pourrait plus rire de tout ? Si. Et du viol aussi. Mais pas avec forcément avec Bigard. On peut rire du violeur, se moquer de lui. On peut rire de l’agresseur. On doit en rire. Se moquer. On peut rire de l’oppresseur. On peut rire aussi de qui nous interdirait de rire.
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