Par le cadre de la fenêtre, rien qu’un carré de ciel bleu et un nuage, petit, joufflu, un nuage de livre d’enfant, blanc, perdu, un nuage orphelin qui avance doucement : il est apparu au battant droit et a fait la moitié du chemin vers le mur gauche sans que sa forme varie. Marie regarde passer le petit nuage blanc et cela lui procure une occupation pour une heure au moins si le vent ne se lève pas. La fenêtre est fermée et, de toute façon, Marie ne peut pas l’atteindre. Elle a été posée dans le fauteuil, il faudra un moment avant qu’on passe prendre de ses nouvelles. Elle peut à peine bouger la tête, alors ce nuage dans le bleu du ciel, c’est une bénédiction : au moins, il se passe quelque chose. Et Marie peut y penser plutôt qu’à tout le reste, la douleur et les dysfonctionnements du corps, la dépendance, l’oubli, la solitude. Un nuage, c’est bien assez si l’on s’y laisse prendre. Où sont tous les nuages d’avant, ceux auxquels on n’a même pas prêté attention ? Entre l’enfance et la vieillesse, les nuages n’ont d’importance que pour les marins, les pilotes, les météorologues, les paysans… Marie n’avait rien été de tout cela, ou elle ne s’en souvient pas. Les nuages qui lui reviennent sont associés à l’odeur de l’herbe, des troènes, des roses… Elle est allongée dans la pelouse et regarde le ciel. Elle a huit ans, peut-être sept. Ses doigts jouent avec un bouton d’or. Une jupe, elle portait une jupe et un chemisier à motifs géométriques déjà usé par une sœur plus âgée. Elle avait une grande sœur, oui, c’est cela. Mais qu’est-elle devenue ? Marie a huit ans et regarde passer le même nuage, exactement le même, et elle entend au loin la voix de sa mère qui annonce l’imminence du goûter. Une odeur de quatre-quart chaud sorti du four et de miel se superpose à celle des fleurs. Le nuage va sortir de son champs de vision. Marie aimerait aller à la fenêtre. Elle ne peut pas bouger, quelque volonté qu’elle y mette. Il n’y aura bientôt qu’un ciel bleu d’une monotonie affligeante. L’odeur du quatre-quart est de plus en plus intense. Marie ferme les yeux. Il n’y a plus rien à regarder.