Victorien était bizarre hier soir. Lui, qui met d’ordinaire l’ambiance s’est renfermé. À peine s’il répondait aux questions, et pas un jeu de mot, rien. Il est resté à un bout de la table, les yeux dans le vide, comme perdu dans ses pensées. J’avais promis une bonne soirée à Nina ; je savais qu’il lui plairait. Tout du prince charmant, et célibataire. Une mère un peu envahissante, mais, ça, je n’en avais pas parlé. Alors, oui, c’était un dîner arrangé. Il l’aurait séduite, c’était sûr, mais là, rien à en tirer. A l’apéritif, ça allait encore, il a même réussi à la faire rire. Ils se sont assis côte à côte à table, c’était parfaitement organisé. J’ai rapporté l’entrée de la cuisine et là, plus rien, c’est comme si on l’avait débranché d’un coup. Il s’est à peine servi, et j’ai dû meubler. Passe encore d’arranger des rencontres, mais on ne peut pas faire tout le boulot. Nina a mangé avec gourmandise, elle a même piqué de la mayonnaise dans son assiette à lui. Elle ne pouvait pas être plus claire sur ses intentions. Il n’en a pas profité. Je n’aurais pas dû proposer de crevettes.
J’ai perdu mon emploi : j’étais coloriste de crevettes. C’était mal payé mais j’aimais bien. Redonner couleur à des crevettes un peu défraîchies. Prendre le pinceau, l’affiner en le mouillant entre les lèvres. Le plonger dans le flacon de peinture rose et délicatement poser une touche colorée. Le travail bien fait donnera au consommateur l’envie d’acheter. Peut-être prendra-t-il plus de plaisir à déguster une belle crevette ? Moi ce soir, je vais me contenter de crevettes déclassées à cause de leur aspect peu avenant.