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55 – 253 façons de mourir

1. Il y aurait la façon rêvée, littéralement rêvée : couché le soir, impossible à réveiller le matin, visage serein, reposé. Et qu’importe qu’il y ait eu auparavant une alerte, voire une courte hospitalisation. Elle n’aurait pas duré, et l’on aurait emporté avec soi le bon de sortie dûment tamponné. Il s’agirait d’être dans les draps habituels et propres, odeur de lavande artificielle, dans la chambre connue dont on a choisi meubles et tableaux, et sur la table de chevet, le livre entamé, corné en page 273, et dont il reste à lire encore le dernier chapitre. Au premier regard, on aurait l’air de dormir, vraiment, et l’inquiétude ne serait venue que la matinée avançant ne vous voyant pas vous rendre à la salle à manger où attendent le pain, le beurre et le jus d’orange pressé à l’aube. Cette fin est réservée à quelques nantis dont le cœur a le savoir-mourir de s’arrêter sans heurt, et peut-être au milieu d’un rêve agréable peuplé de celles et ceux qu’on aura aimés assez pour les emporter avec soi.

2. C’est une route de campagne sur laquelle, à vitesse lente, on peine généralement à se croiser où, lancés à pleine vitesse, sans se soucier de l’adhérence ni de la visibilité, deux imbéciles tentent sans le moindre succès envisageable de passer exactement au même endroit au même moment. La crispation réflexe des muscles qui se préparent instantanément à la collision n’y peut rien changer, et la vitesse se révèle trop élevée pour une carrosserie à l’élasticité pourtant pensée pour encaisser les chocs. Même la ceinture de sécurité et l’airbag qui s’ouvre comme il était prévu par les ingénieurs assermentés n’y changent rien. Il arrive que la vitesse cumulée des véhicules, l’angle du contact des parechocs, la légère déclinaison de la chaussée, l’humidité de l’air ambiant et le manque de chance tuent net, sur le coup, brutalement, le chauffeur d’une berline dernier cri qui n’avait pourtant jusque-là connu aucun accrochage ni refusé la moindre priorité mais qui grisé par l’air tiède d’un soir de juillet se sera laissé aller à pousser un peu son moteur.

3. La bombe de chantilly promet une crème fouettée bio, et pour un peu il s’agirait d’un sucre choisi pour apporter des bénéfices incommensurables à la santé du consommateur responsable et l’on aurait la possibilité de vieillir enfin gourmand et en parfaite santé. Une promesse difficile à ne pas écouter. Il s’agit cependant de ne pas se procurer la bombe défectueuse parmi toutes celles disponibles en rayon, ni, par excès de gourmandise, de s’essayer à propulser directement de l’embout à la bouche une portion de la crème aérienne, mousseuse, et, précisions-le également, parfumée à la véritable vanille de Madagascar, ce qui constitue un véritable luxe. Visant la cavité buccale, le doigt glissera sur le cliquet de plastique, détournant la bombe vers le haut et le gaz emporté par le mouvement brusque projetant l’embout dans l’œil avec tant de force qu’il atteint le cerveau, tuant net, à l’heure pile du dessert, celui qui riait la seconde précédente à l’idée de se remplir directement le gosier du nuage de douceur promis par l’étiquette.

4. Il y a cette histoire de lacet défait – et le double nœud n’y change rien – sur lequel on risque de marcher, et sur lequel, sa vie durant, on ne marche jamais. Ce lacet défait que les bienveillants signalent ajoutant qu’il convient d’y faire attention pour ne pas tomber, et vraiment, cela part d’un bon sentiment et personne pour lancer la remarque dans l’idée que l’on est un idiot incapable de se rendre compte par lui-même que le lacet s’est dénoué. L’expérience prouve qu’on marchera toute sa vie sans jamais se prendre dans le lacet, qu’on s’y habituera et que c’est tout juste si l’on s’en voudra un peu les jours de pluie de l’avoir laissé tremper dans les flaques les plus fangeuses. Jusqu’au moment où. C’est, descendant un trottoir, un pied qui bloque l’autre, et la chute brutale et imprévisible comme le sont les chutes qui font rire, mais fatale au moment où le crâne touche le rebord de granit dans un ploc d’os enfoncé. Le rire des passants se fige illico tandis que se répand sur l’asphalte une flaque de sang.

5. Il s’agit de rassurer un groupe d’étudiants qui n’osent s’approcher de la paroi en verre au trentième étage de l’immeuble de bureaux flambant neuf. Et la rue quelques dizaines de mètres plus bas où passent en silence des taxis jaunes et des piétons minuscules. Ils craignent le vertige, et restent comme un troupeau apeuré au centre de la pièce ou près de la porte d’entrée, serrés les uns aux autres, incapables d’avancer vers une vue – une vue, pas un paysage, il n’y a ici que rues et tours de verre – qu’on leur a promise phénoménale et pour laquelle ils sont monté jusque-là. Les normes de sécurité sont strictes, édictées par les plus hautes autorités et adoptées à l’échelle du continent entier. Elles n’ont jamais failli. On peut se jeter sur les vitres, promettent les constructeurs assermentés : indestructibles, elles ne tremblent même pas et résisteraient au tir d’un sniper. L’enseignant joint le geste à la parole, propulse son épaule gauche de tout son poids et s’écrase, trente étages plus bas, dans un fracas de verre brisé.

6. On propose une dernière cigarette parce que c’est tout ce qu’on a à proposer en matière de dernière volonté. Et, après tout, s’il est un moment où accepter de se mettre à fumer, c’est bien celui-là. Une première clope. La seule. C’est dégueulasse et, ce dernier goût à emporter avec soi, mélangé à l’odeur fugace de la poudre, le monde ne laisse pas le meilleur de ce qu’il a à offrir au fusillé qui fixe sur sa rétine les visages inexpressifs de ses bourreaux. Il aimerait le visage de la fille croisée au village, son sourire et la malice de bonheur dans ses yeux. Il aimerait même se souvenir des larmes de sa mère le voyant partir ou la main ferme de son père sur son épaule. Mais ce qu’il emporte avec lui : le goût du tabac de contrebande, le masque sordide des tireurs insensibles, l’odeur de la poudre et les détonations. C’est ce qui fait de lui un héros dont personne jamais ne témoignera qu’il tremblait, juste avant les tirs.

7. L’idée était une photo avec les oursons jouant dans la clairière, de vrais mignons petits oursons, boules de peluche vivantes et qui rendraient si bien sur les réseaux sociaux, alors, on s’en est approché, et on a tendu la main, et ils n’ont pas eu peur, non, ils étaient prêts à jouer. La photo ferait des milliers de vues, cela ne faisait aucun doute, et même on avait le temps d’une courte vidéo qui aurait du succès. Les oursons sont câlins, et niveau mignonitude, ce serait le sommet. Si avec ça, il n’allait pas s’agir de gagner des dizaines de milliers d’abonnés, autant dire qu’on ne comprenait rien à internet. Il aurait pourtant fallu se méfier de maman ourse, pas si joueuse que les petits et dont le coup de patte en un rien décolle les yeux des orbites et fait virer la séance photo en film gore, les oursons continuant de jouer, comme aux billes, avec les globes oculaires désolidarisés d’une tête un peu plus vide encore qu’auparavant.

8. Il ne faut au mois d’août s’allonger dans les champs et s’y endormir, la tête contre sa dulcinée, la chemise entrouverte. Le sommeil profond et la félicité n’ont de place en ces lieux, où tout peut basculer. Les coccinelles, les papillons, les trilles des oiseaux, les rayons d’un soleil radieux, le ciel bleu : ce n’est rien qu’un décor, aussi champêtre soit-il. Foin de romantisme ! Cette sieste est un piège, un drame, une horreur à venir. Le mal rode partout, et il faut l’aveuglement de l’amour pour ne pas pressentir le danger et se croire assez fort, assez chanceux, assez à l’abri du malheur pour fermer les yeux dans le champ, invisible et heureux sous la surface ondulante des blés. Le fracas, les grincements stridents, le ronflement sordide du moteur de la moissonneuse réveillerait un sourd, mais pas un amoureux, tendrement étendu, ou juste un peu trop tard, quand la mécanique déjà, aveugle et sans pitié, avance. Crier n’y fait rien, trop tard pour reculer, l’imprudent est haché menu, avec son amoureuse.

9. L’agonie dure plusieurs jours dans le goutte à goutte de la morphine. On a cessé d’alimenter le malade. C’est la procédure. Cela surprend toujours un peu les proches. Il ne s’agit pas de laisser le patient mourir de faim. De toute façon, il est presque déjà mort. Il n’y aura pas de miracle. L’agonisant prend juste un peu de temps, et manger ne sert à rien, c’est même inconfortable. Et c’est tout ce qui importe, le confort des dernières heures. Les soins, les dernières toilettes, rester le plus présentable possible pour les visites, pour la dernière image qu’on laissera. Alors la morphine, l’attente. La prise des constances, et bientôt, la fin, dans une chambre d’hôpital à peine vue, longtemps que les yeux ne se sont pas vraiment ouverts. Un religieux est sans doute passé une dernière fois pour accompagner, psalmodiant ses patenôtres. Mais la solitude du moment est inimaginablement lourde. Pourtant, impossible d’avoir les idées claires. La morphine. Est-ce qu’au moins on sait qu’on est mort ?

Comme vous l’aurez remarqué, il n’y a là que 9 façons de mourir. C’est le début d’une série potentielle (et le potentiel il y a), et qui ferait livre, à la fin. Une série que je continuerai peut-être, ou pas, selon les projets d’écriture. Mais je pose ça là, comme une promesse. 253 paragraphes d’un millier de signes environs qui diraient, chacun à leur manière, comme il est possible de mourir. Si ce n’est pas un pitch attrayant, ça.

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