Il y a une responsabilité terrible à écrire un roman, à raconter une histoire : on propose un récit. Comme les religions, comme les livres pour enfants, comme les films ou les chansons. Le récit qu’on propose, des gens vont y croire. Il va leur offrir une grille d’analyse de leur vie et des éléments à partir desquels se projeter dans l’avenir. C’est ce que font les religions, proposer un récit auquel les croyants s’accrochent coûte que coûte. C’est ce que font l’astrologie, les voyantes, et toutes les diseuses de bonne aventure. Les journalistes, les historiens, et les éditorialistes de plateau télé.
Toutes proportions gardées, un roman c’est ça : un récit. Parfois une réflexion sur ce qu’est un récit : sur comment on transforme le monde, au moins une toute petite partie du monde, en récit. C’est la responsabilité de l’auteur, la responsabilité de l’écrivain. Quel récit défend-il ? Et comment écrire sans défendre un récit, sans imposer un récit ? Le roman commercial, calqué sur le voyage du héros, renvoie le lecteur à ses responsabilités : quels que soient les obstacles et les coups du sort, on peut s’en sortir, on doit s’en sortir ; un destin nous attend. Franchir les obstacle, trouver la solution, devenir meilleur, tuer le méchant, et peut-être tout cela à la fois. Bref, l’emporter.
C’est faux. Il n’y a pas de destin. Le récit le plus proche de la vérité c’est En attendant Godot : on attend et rien n’arrive (Vladimir et Estragon y croient pourtant, au récit de l’arrivée imminente de Godot, même si ce récit semble assez flou). Ce n’est pas ce en quoi on a envie de croire ? On a envie de héros ? L’absurdité du monde nous empêcherait d’aller de l’avant ? De nous améliorer ? Mais en vertu de quel récit ce serait un objectif ? Une obligation ? Pour le romancier, la question est : à quel récit ai-je envie de faire croire mes lecteurs ?
J’ai fait de la communication, professionnellement. Le récit qu’on écrit ou réécrit, c’est le cœur de la machine : vous allez voir ce que vous allez voir et ça va changer votre façon de voir. Il suffit de jouer sur les émotions, de savoir de quoi vous avez besoin et hop ! Le récit s’écrit presque tout seul et vous entraîne dans la direction voulue. Si on n’est pas trop mauvais, on s’appuie sur un ou deux biais cognitifs et on roule presque n’importe qui dans la farine (si on a une éthique, on le fait pour ce qu’on estime être la bonne cause ; si on n’est pas assez bon, on oublie de raconter une histoire et on cherche d’abord à convaincre). Et l’on promeut de nouveaux récits pour faire face à la fin du monde, pour assoir la suprématie de sa nation sur les autres, ou pour vendre des taille-crayons à des collectionneurs de stylo-billes. C’est le soft power. De la manipulation douce qui s’appuie sur le besoin de récit, le besoin de sens, l’incapacité des masses à se satisfaire d’un « on ne sait pas trop d’où on vient ni où on va, vivons tranquilles avec ça ». Puisqu’on est des héros, on ne va quand même pas se contenter de cultiver notre jardin.
Si j’écris un livre, je vous entraîne dans quelle représentation du monde ? Je vous libère ou je vous aliène ? C’est l’un ou l’autre. Et il se trouve que, en tant que lecteurs, nous préférons généralement l’aliénation, les histoires simples, et ce qui nous conforte dans nos opinions (c’est un des biais les plus connus).
Si je veux que mon récit ait du succès (qu’on en parle dans les journaux, sur les réseaux, au bistrot), j’aurai moins de mal en faisant la même chose que ceux qui vous plaisent déjà. La bonne recette serait celle qui a fait ses preuves. Espérer que nous allions vers du nouveau, de l’inédit, du minoritaire même, c’est essayer de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille (oui, je cite l’Evangile, un sacré récit). Ça prend tu temps.
Mais je crois que le voyage du héros et ses variantes, qui doivent représenter 98% de la production de récits grand public actuelle, ont fait beaucoup de tort à l’humanité (et pas seulement parce que, le plus souvent, le héros est américain).
Le voyage du héros devient celui du développement personnel, et un projet politique libéral, individualiste, dans lequel chacun s’impose aux autres, et où il n’y a qu’une issue : se battre pour une première place. Je caricature à peine. Une seule première place, ça fait beaucoup de déçus. Proposer un récit alternatif est politique par nature, parce que le récit dominant est politique. Si je vous propose autre chose que le voyage du héros, je vous dis qu’une autre voie est possible, et pas seulement celle-là. D’autres voies, d’autres voix.
Raconter des histoires, c’est une foutue responsabilité, quand on y pense.
Joseph Campbell se retourne dans sa tombe ! 🤣