Il est des pages que je ne pouvais écrire qu’au fond du gouffre. Elles seront lisibles un jour. Personne n’y a encore jeté un œil. Jusqu’où sont-elles trop dures de douleur pure ? Est-ce qu’il faudra polir les arêtes ? Je laisse reposer. J’ai puisé dans les épreuves traversées, à la table des cafés, dans des souvenirs anciens. J’ai passé au tamis les humiliations, j’ai renversé les perspectives, j’ai déplacé les trompe-l’œil, j’ai bougé les lignes directrices. J’ai posé des masques aux visages et modifié la direction des vents. J’ai crevé les nuages et mis chaque parcelle en mosaïque, puis mélangé les pièces. J’ai tout inventé, peut-être. Et tout ressenti. Chaque pulsation de la carotide, chaque halètement, le moindre frémissement. Ce sont des pages d’extrême violence, de douceur et, surtout, de désespoir. Cela fera un livre, racontera une histoire. Ce sera exactement la densité et les chamboulements, mais rien qui corresponde à la réalité, sauf de menus détails, des bouts de rien, et ce que personne ne pourra imaginer de vrai. Ce ne sera ni moi, ni toi, ni qui que ce soit d’autre, et ce sera pourtant précisément ce que cela a été. Ce sera de la littérature.
Publications similaires
243 – Du gras
Carnet d'écriture / 3 juillet 2024
236 – Il
Carnet d'écriture / 18 juin 2024