Site icon Sébastien Bailly

Capitale européenne de la culture : Rouen 2028, ce que j’ai perdu

Ce qui suit est un témoignage. De l’intérieur. Où l’on apprendra comment l’équipe de direction de Rouen Seine Normande 2028 a traité un de ses salariés. En contradiction avec les valeurs affichées par la candidature au titre de Capitale européenne de la culture.

C’était un succès annoncé : à la fin du premier tour, forts d’un oral exemplaire devant les membres du jury, l’équipe de Rouen Seine Normande 2028 faisait figure de favorite parmi les quatre villes restantes pour le titre de Capitale européenne. Rien n’était fait, et il fallait mettre les bouchées doubles, mais, à moins d’une erreur, il n’y avait pas de risque majeur de perdre cette place. Le conseiller stratégique de l’équipe Pierre Sauvageot, lors d’un de ses passages à Rouen, a même dit par la suite qu’il n’avait jamais vu un rapport du jury si positif, jury dont il a fait partie en son temps.

Avant d’aller plus loin, si vous êtes concerné par la dépression, cliquez ici.

Nous connaissions nos points faibles. Nous saurions bientôt que le jury avait distingué les mêmes. Dont acte, il fallait se mettre au travail, et nous avions déjà commencé. Nous étions début mars, nous aurions jusqu’à après l’été pour rendre un dossier de candidature de cent pages qui ferait la démonstration du sérieux et de la faisabilité du projet. C’était à la fois long, et court : beaucoup de choses restaient à faire. Et rédiger, traduire et mettre en page un dossier demande du temps. J’étais confiant, réellement. Et pas seulement parce que j’étais payé pour cela en tant que directeur de communication de la candidature.

J’ai plus de 30 ans d’expérience dans la gestion de projets éditoriaux. J’ai formé des milliers de personnes. J’ai été rédacteur en chef, chef d’entreprise. J’ai écrit plus de 25 livres. Je sais faire, j’ai l’habitude. A partir du moment où l’on s’y met, et où l’on respecte un planning, on peut atteindre le niveau de qualité optimal. De ce côté, tout semble bien parti : tout le monde est d’accord. Ce n’est pas ma seule mission, mais le planning proposé est tenable, à condition de ne pas perdre de temps. C’est là que ça ne va pas se passer comme prévu.

Nous avions convenu d’une date limite à laquelle je devais avoir écrit une première version du bidbook à partir de laquelle on pourrait travailler. J’avais prévenu que je ne pourrais pas y arriver si je n’avais pas assez d’éléments le 28 avril. Mais, le 28 avril, je n’avais pas ces éléments. J’ai donc tiré la conclusion qui s’imposait : je ne pouvais pas écrire et coordonner le bidbook dans ces conditions. Impossible. Je connais mon métier et j’ai simultanément à coordonner la campagne de communication que tous les habitants ont pu voir en juin 2023, comme les visiteurs de l’Armada, et qui va participer à rendre la candidature populaire. Cela va m’occuper tout le mois de mai, et le début de juin, avec une intensité de travail élevée. La campagne menée avec l’engagement total des équipes de la Métropole et de la ville de Rouen, plus le soutien d’un certain nombre d’acteurs privés, est un succès. Il m’aurait été impossible d’écrire une version du bidbook sur cette période.

J’ai, en avril, de vraies inquiétudes, dont je fais part à la déléguée générale de la candidature. Au lieu de chercher solutions alternatives, on arrive donc au 28 avril, date à laquelle je suis honnêtement obligé de dire que pour moi ce n’est plus possible : les conditions ne sont plus réunies pour garantir la qualité du travail. La déléguée générale me relève de mes fonctions sur le bidbook (le dossier de candidature) et décide de l’écrire seule, à partir des notes de l’équipe. Donner des missions intenables à un subordonné pour lui reprocher ensuite de n’avoir pas réussi est une erreur classique de management. J’ai prévenu largement en amont de ce qui m’était possible. A ça que sert l’expérience, aussi.

Lorsqu’enfin je sors un peu la tête du guidon, en juin, je propose à nouveau mes services pour le bidbook, au moins pour la relecture et la réécriture, un peu pour la narration, sur laquelle j’ai de grandes craintes. Mes inquiétudes, je les ai déjà exprimées. Mais je n’ai pas eu de réponses jusque-là.

Pourtant quand je propose mes services, qui sont ceux pour lesquels j’ai été prioritairement embauché, la déléguée générale me renvoie dans mes cordes : ce n’est plus mon dossier. Je n’ai plus rien à faire sur le bidbook. J’argumente, je lui demande qu’on puisse parler du sujet. Il me semble absurde pour la candidature de se priver de mes compétences alors qu’elles sont à disposition. Rien n’y fait : je n’ai droit qu’à du silence, et à aucune réponse à aucun de mes arguments. Mes messages restent lettres mortes. Ce n’est plus mon dossier. Affaire classée. Ce choix est de mon point de vue dramatique pour la candidature, et remet en cause tout ce que je suis professionnellement, ce que j’ai construit au fil de ma carrière, et mon rapport à l’écriture. Je le vis d’autant plus mal que cela s’ajoute à des dysfonctionnements antérieurs qui finissent par s’accumuler plus que dangereusement sur mes épaules.

Ce qui se passe ensuite est malheureusement assez classique : je suis arrêté, pour dépression, fin juin. La dépression touche une personne sur 5 ou 6 en France, ce n’est pas exceptionnel, même si c’est très difficile à vivre. Je n’avais jamais vu un psy avant ça, je découvre la violence de la douleur mentale. C’est l’enfer. Ma dépression est diagnostiquée modérée à sévère. Le malade a besoin d’écoute, de soutien, et d’un environnement adéquat. Cet arrêt de travail va durer huit semaines. Gros travail de mon côté pour me remettre en état : la candidature est limitée dans le temps, je ne dois pas trainer. A mon retour, je fais le lien entre les conditions de travail, la gestion de mes missions et ma dépression. La déléguée générale a évité depuis juin tout dialogue sur l’organisation du travail, malgré mes demandes répétées, y compris pendant mon arrêt maladie (la loi prévoit que l’employeur propose un entretien de reprise pendant les arrêts de travail un peu long, on m’a au contraire refusé toute information jusqu’au matin de mon retour : excessivement délicat de revenir dans de bonnes conditions ainsi). Je veux trouver une solution, je demande une médiation, qui permettrait de renouer le dialogue avec la déléguée générale, qu’elle accepte, et la présidente s’engage à lancer une enquête en interne sur les dysfonctionnements managériaux que je pointe. Tout semble pouvoir se résoudre.

Mais le 10 octobre, la présidente de l’association me dit que la déléguée générale ne veut plus travailler avec moi, et m’annonce que l’enquête qu’elle aurait menée n’aurait rien démontré. Cette enquête est une blague que je vis particulièrement mal : je n’ai pas été interrogé, et j’ignore sur quoi la « conclusion » se fonde. Je ne serai jamais interrogé sur les dysfonctionnements. Les faits que je pointe ne seront jamais remis en cause. S’il existe, je n’aurai jamais accès au contenu qui conduit à cette conclusion, conclusion qui m’est communiquée par email, puisque je suis à nouveau en arrêt, tout n’ayant pas été tout à fait bienveillant entre temps. Dans la foulée, j’apprends que la médiation n’aura pas lieu. Et même avec l’aval de mon médecin traitant, ce sera impossible. Le dialogue ne se réengagera pas avec la déléguée générale malgré mes demandes répétées.

La dépression est une maladie. Elle se soigne. J’avais toutes les clefs en main fin août 2023 pour aller bien. Mais cela demande un environnement propice. Le contraire de ce à quoi je suis confronté. Le 11 octobre, après l’annonce du pseudo résultat de la pseudo enquête, l’annonce de la non-médiation et du fait que la déléguée générale ne veut pas travailler avec moi, je m’effondre psychologiquement. Cela fait beaucoup à gérer, en quelques heures, pour un dépressif en arrêt maladie. Je planifie mon suicide. Et je préviens la déléguée générale par messagerie : la Seine étant la colonne vertébrale de la candidature, mon seul moyen de rejoindre le dossier est de m’y jeter. Au moins de cette façon je ferai partie du bidbook. C’est irrationnel, je l’entends aujourd’hui. Sur le moment, ça me semble la seule solution applicable et une façon très claire de signifier le lien entre mon geste et le travail. L’aventure se termine aux urgences avant que j’aie sauté dans le fleuve, et je suis hospitalisé pour cinq jours en observation au bout desquels la psychiatre me laisse sortir.

Je ne remettrai pas les pieds pour travailler au bureau. On tente de m’imposer des congés pour s’assurer que je ne réapparaisse pas, me reprochant de ne pas en avoir pris plus tôt, alors que j’étais en arrêt maladie. On ne me communique plus d’informations depuis juillet. Je ne lirai le bidbook définitif que le 20 décembre. Sans vraie surprise sur la qualité de l’ensemble. Et, à ce propos, je ne peux que reprendre la conclusion du rapport du jury :

« le jury regrette un manque de détails et de clarté concernant le programme ou encore l’insuffisance d’informations concernant les accords de coopération internationale. »

Je n’ai rien à ajouter. Le jury est souverain.

Le maître mot de cette candidature Rouen 2028 était réconciliation. J’aurai tenté, par tous les moyens à ma disposition, de renouer le dialogue avec la Déléguée générale. J’aurai essayé autant que j’ai pu de démontrer à la Présidente et à la vice-présidente le lien entre le management, les décisions prises et mon état de santé. La réconciliation, manifestement, c’est joli surtout dans les programmes, même si ça ne suffit pas à convaincre un jury.

Fin novembre, éreinté par des semaines épouvantables, j’ai envoyé une demande de rupture conventionnelle. Elle m’a été accordée le 20 décembre. Mon contrat s’est arrêté le 31 janvier 2024. J’ai sans doute signé un papier m’interdisant de parler de tout cela. A vrai dire, j’étais sous anti-dépresseur, en arrêt maladie, en larmes au moment de cette signature. J’aurais signé presque n’importe quoi pour me sortir de ce guêpier. J’ai juste refusé de signer qu’une enquête sur le management avait eu lieu. Parce que ça, non, je n’en ai jamais eu la preuve, jamais lu les premières lignes.

Pourquoi raconter tout cela ? Parce que j’ai du mal avec l’écart entre les discours et les actes. Parce qu’on m’a payé pour laisser penser le mieux de ces gens pendant qu’ils se conduisaient avec moi d’une façon qui n’avait rien à voir avec les valeurs qu’ils semblaient vouloir défendre. Parce que le monde du travail est tellement dur que personne n’ose jamais raconter comment les choses se passent. De peur du procès, de peur de ne jamais retrouver d’emploi, de peur de ne pas être cru. Je ne suis pas à l’abri de tout cela. Le risque aussi, c’était dans le programme de la candidature. Parce que si des gens qui affichent de telles valeurs morales se conduisent ainsi, imaginez ce que font les autres. Parce qu’il faut parler, simplement, pour que la santé mentale, mal traitée, mal connue, voire tabou, devienne un sujet envisagé avec le sérieux que méritent les malades.

Depuis le début de ma dépression, j’ai échangé avec de nombreux dépressifs et anciens dépressifs poussés à la démission, poussés au départ, poussés dehors. Parce qu’en France, en 2024, on se sépare de toutes les façons possibles de salariés parce qu’ils sont malades. La dépression est une maladie, il ne faut pas la minimiser et je ne souhaite à personne de traverser ce que j’ai traversé, mais c’est juste une maladie, et on en guérit le plus souvent. Pour peu que les gens autour de soi sachent réagir correctement. J’allais mieux fin août 2023 que je vais en mars 2024. Et je sais pourquoi.

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