Site icon Sébastien Bailly

De l’échec de la longue traîne appliqué à la politique éditoriale

La longue traîne ne marche pas. Ce constat est répété par Hubert Guillaud sur La Feuille, qui explique que le concept de Chris Anderson n’a pas trouvé sa place dans la réalité. La longue traîne ? Un espoir théorisé en 2004, qui voulait que, les produits qui sont l’objet d’une faible demande ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, peuvent représenter une part de marché égale ou supérieure aux best-sellers.

Cette idée, je l’ai comme beaucoup d’autres défendue. En ce qui me concerne, c’était devant des stagiaires, puis, stratégiquement, aux commandes de quelques sites web. Elle devait s’appliquer aux articles d’un site de presse comme aux autres produits. Et j’imaginais que, publiant des centaines d’articles, la somme du nombre de pages vues générées par les articles les moins lus représenterait une part égale ou supérieure à celle des articles les plus lus.

Le chiffre d’affaires de la longue traîne devait être supérieur à celui des best-sellers…

Force est de constater que les conséquences de cette vision n’ont toujours été au rendez-vous. Entre 2004 et 2014, il s’est passé bien des choses.

De 2008 à 2011, je suis responsable du web dans un titre de la presse quotidienne régionale. Nous publions, en ligne, entre 250 et 300 articles par jour. La majorité ne sont pas lus. Pas lus du tout. Et seuls 1 à 10 ont un impact significatif sur l’audience quotidienne. Pourquoi ? Je crois d’abord que cela vient de nous : nous ne savons pas mettre en avant la richesse de ce que nous publions. Je ne pense pas alors que la longue traîne ne marche pas, mais que nous ne savons pas en tirer profit. Et je me trompe sans doute pour partie.

Les années suivantes, à la tête de Grand-Rouen.com, on publie 5 à 10 actualités par jour. C’est peu. Mais cela n’empêche pas d’atteindre une audience satisfaisante. Largement inférieure à celle du titre de la presse régionale, mais avec 50 fois moins de journalistes, on atteint 30 % de leur audience. Le ratio est intéressant. Là, la longue traîne aurait pu s’appliquer aussi : les articles s’accumulent. Mais ce sont toujours 1 ou 2 articles qui assurent plus de la moitié de l’audience quotidienne.

Quelques temps après, je regarde de près l’audience d’un troisième site, à dimension départementale qui, lui, dépassera l’audience du quotidien régional. Une vingtaine ou une trentaine d’article par jour, dix fois moins que le concurrent, pour une audience qui devient vite supérieure. Mais, là aussi, peu d’effet de longue traîne : ce sont un ou deux articles par jour, parfois trois ou quatre, qui assurent l’audience quotidienne.

Alors, pas de longue traîne dans la presse ? La conclusion, à partir de trois exemples vécus semble s’imposer. La question suivante, c’est : pourquoi ? Il me semble que les explications techniques et économiques développées par Hubert Guillaud dans son article sont éclairantes : on met en avant les articles les plus lus, ou ceux qui ressemblent à ceux qui ont été jusque là les plus lus (d’où le règne du fait-divers dans la presse locale) et, du coup, on ne fait que reproduire les recettes qui ont déjà marché. C’est un effet « super star » dans lequel le journaliste propose toujours au lecteur ce qui ressemble le plus à ce qu’il a déjà apprécié. Les algorithmes de Google n’arrangent rien en mettant invariablement en avant ce qui « marche » le mieux.

J’y vois aussi un effet « communautaire ». Car la rédaction n’est plus la seule responsable. Plus le temps passe, plus le lecteur prend le pouvoir dans la hiérarchisation de l’information : ses partages sur les réseaux sociaux sont souvent la clef principale du succès d’un article. Il partagera certes d’abord ce qu’on lui montre en premier mais ce n’est pas toujours le cas, et il pourrait aller chercher autre chose et inverser quand il le veut les priorités.

Il ne le fait pas. Et, quelque part, c’est peut-être le signe de ce qu’est une communauté : un ensemble de personnes qui voudra parler de la même chose au même moment. Une communauté de lecteurs, cela fonctionne à l’inverse de la longue traîne : c’est ce noyau dur qui va décider collectivement de s’intéresser à la même chose au même moment. Charge au community manager de faire rentrer dans la danse des sujets, mais il n’imposera pas sa loi. La seule marge d’action serait peut-être de ne plus mettre certains types d’articles à disposition de la communauté. Mais au risque qu’elle se disloque, et que l’audience s’effrite. Si ce que partage mes lecteurs est dans la rubrique faits-divers et que je supprime cette rubrique, ou l’atrophie, je risque que mes lecteurs aillent voir ailleurs plus sûrement qu’ils se jettent sur la rubrique culture…

L’enjeu pour une rédaction serait bien au contraire de proposer à un instant T à sa communauté l’article que ses membres ont justement envie de partager. Cela fait-il un projet journalistique ?

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