Site icon Sébastien Bailly

Journal – novembre 2024

1er novembre

J’ai du temps libre. Je n’ai, à vrai dire, presque que ça. Une liberté qu’on m’envierait. Dans une prison que je ne souhaite à personne. Mais je dois bien tuer ce temps, à minima le remplir. Je peux aussi le laisser passer, le laisser filer. Je n’ai, le plus souvent, aucune obligation. Ce sont les conditions idéales de l’écriture. Me lever le matin, et rien devant moi que la page. À quelques petites choses près, ici ou là dans l’agenda. Mais si peu. J’ai éclairci le paysage. Le moins de comptes à rendre possible. Je n’ai pas vraiment le choix. Comment faire autrement ? J’ai essayé. Ça ne marche pas.

2 novembre

Lecture. Repérer ce qui pourrait être améliorer. Deux fautes dans la collection blanche de Gallimard. Qui relit ? Suis sensible à des répétitions inopportunes à vingt pages d’écart. Est-ce que je lis de mieux en mieux ? Avec plus d’exigence ? Pas sûr que mon écriture soit au niveau de ce que je pourrais exiger des autres. Pas dans ce journal, par exemple. Mais je parle des livres. Arriverai-je à me relire sans me demander si ça n’aurait pas été plus cohérent autrement ? La recherche de cohérence. C’est peut-être ça, le « truc ».

3 novembre

Monsieur Aznavour, au cinéma (Mehdi Idir, Grand Corps Malade). Biopic de l’insatisfaction. Que faire quand on atteint ses objectifs, puis l’objectif suivant, et finalement tous ses objectifs, à force de travail, de sacrifices, de volonté ? Il y a quelque chose de magnifique rendu dans le film, à propos de l’immigré Aznavourian, et c’est tellement important aujourd’hui. Les humiliations que sa famille subit, puis lui. Et le tragique de cette quête impossible de la réussite, puisqu’il reste toujours une marche à monter et que, arrivé au sommet, on s’aperçoit que c’était monter qui donnait du sens. En haut, il n’y en a plus. Très beau film porté par Tahar Rahim et une belle brochette d’acteur.

4 novembre

Voilà venu le temps des prix littéraires d’automne, et la vie d’un ou d’une changée par le Goncourt, d’autres par le Médicis, le Renaudot, etc. etc. C’est la course au roman qui sera offert à Noël. Au seul roman qui sera lu dans l’année, parfois. La course à la reconnaissance. Il y a une forme de vanité, et une forme de soulagement. La reconnaissance, bien sûr, ça compte, comment nier ça ? Mais aussi, mais surtout, la possibilité financière de continuer à écrire en pensant le moins possible à d’autres choses. C’est ça qui compte, ne plus compter.

5 novembre

Journée blanche, hier. Pas d’obligation. Pas de rendez-vous. Moi et l’écran. Il n’en ressort que quelques phrases écrites. Pas grand chose. Mais je sais que c’est dans ce creuset là que macèrent les pages à venir. Dans le calme et les heures de solitude.

6 novembre

Hier, écouter Arno Bertina à l’EHESS. Son travail forcé le respect. Trois professeures pour en dire leur lecture. Des louanges, chaque fois, et lui qui insiste sur le caractère littéraire de sa démarche, dans l’immense respect (c’est le mot de la soirée) qu’il a de ses témoins. Comment peut-on être littérairement fidèle à la réalité ? C’est comme cela qu’il avance. En allant chercher du beau là où l’on ne va pas souvent chercher. Pas assez souvent. La démarche le rapproche des sciences sociales, la méthode le rapproche du journalisme. Le résultat, lui, est littéraire.

7 novembre

Le temps du détachement. Se détacher, couper les attaches. Reprendre son indépendance. Émotionnellement, affectivement : ne plus dépendre. Plus d’asservissement. Savoir la désintoxication proche. Proche. Pas là. Pas encore. Mais c’est comme sentir l’air de l’extérieur avant d’avoir franchi la porte pour sortir de la maison.

8 novembre

Je continue dans le Carnet d’écriture. Des textes le plus souvent orphelins. Des textes qui s’imposent. Très superficiels, parfois, ou qui vont parfois chercher beaucoup plus en profondeur, comme hier. Rarement du pur exercice, mais ce n’est pas exclu. Un carnet, comme des brouillons épars. J’y relis parfois au hasard, voir si des choses tiennent la relecture. Ça peut arriver. Certains extraits qui se retrouvent dans des livres ? Pourquoi pas. Des idées qui pourraient être reprises. C’est aussi collecter des émotions, je ne sais pas comment garder autrement la trace des émotions. Et je dois : c’est de la matière première que les livres transforment, après.

9 novembre

Il y a des journées blanches. Des journées qui auraient tout à fait pu ne pas être vécues : je n’y fait quasiment rien. C’est un luxe ? Oui, tout ce dont j’ai besoin pour vivre est à portée de main. J’attends. Vers le soir, parfois, arrive une idée que j’oublierai le lendemain. D’autres fois une phrase. Je n’ai pas l’envie de plus. Ça suffit bien.

10 novembre

Retour du manuscrit annoté par l’éditeur. Tenir ou ne tenir pas compte des remarques. Tout soupeser. Cette repasse sur le texte, au plus près de mes intention, dégageant le gras pour m’approcher de ce qui doit être écrit, va m’occuper un petit moment. Arriver au texte sans artifice, au texte le plus juste possible. Étonnamment, alors que la réécriture souvent m’ennuie par sa technicité, ça m’enchante, cette fois.

11 novembre

L’écriture se nourrit de la violence de ce que je traversais il y a un an. Je n’ai pas le choix : l’absence d’explication, l’absence de dialogue, me laissent seul face à ce que j’ai traversé. Les émotions sont présentes à chaque instant de mes journées, comme une douleur résiduelle, comme, peut-être, les sensations laissées par le membre fantôme de l’amputé. Je vis avec. J’écris avec. Je ne cherche pas la thérapie par l’écriture et si je peux écrire « l’écriture me sauve », ce n’est pas parce qu’elle me guérit (je ne pense pas que la guérison de la déception soit possible), c’est parce qu’elle me définit et que je l’assume. Être écrivain.

12 novembre

Relecture totale du manuscrit après les annotations de l’éditeur. Épurer. Épurer encore. Éviter les digressions, éviter l’inutile. Concentrer le texte sur sa colonne vertébrale, ne pas noyer le poisson. Quand je relis les autres : même souci. Que tout dans le texte soit utile. Indispensable. Ne pas remplir les pages pour faire masse. Ce n’est pas le plus simple pour l’auteur : un regard extérieur, un laser d’éditeur, ça change beaucoup de choses.

15 novembre

Le problème des faits et de la mort de l’auteur. Un truc qu’il faudrait creuser, tout de même un peu… Parce qu’il y a autant de lectures que de lecteurs, il n’y aurait plus une vérité de l’œuvre que détiendrait l’auteur (merci Barthes). Mais le livre reste un fait. Il n’est pas contestable en tant que tel (tel quel). Je pose ces phrases là. Embryon de réflexion. Parce qu’on en arrive, après la mort de l’auteur, à la mort de l’autorité (au sens de « faire autorité ») : autant de réels que d’habitants du réel, donc, on arrive au « tout se vaut » et à la fin du lieu partagé, du lieu commun. Et c’est le bazar total, la terre plate et les antivax. La fin d’une vision partagée du monde. Pourtant, les faits sont là, le monde est là, régi par des lois qui sont celles de la science (oui, le chaos quantique complique les choses, mais qui va jusque-là ?). Avoir entendu cette semaine des universitaires (littéraires) rire à l’idée qu’il y ait un réel à défendre, et trouver ridicule qu’on puisse « revenir au positivisme »… non mais allo, quoi !

16 novembre

Ai envoyé mouture propre du manuscrit. Celle d’après les remarques de l’éditeur. Celle qui va être lue par l’équipe. La prochaine correction se fera sur la maquette. Reste à décider la période de sortie la plus propice au livre. Tout ne se vaut pas. Cela ne change rien à la valeur du texte, mais à ses chances d’être lu ou ignoré. Septembre et la grosse machinerie des prix d’automne qui focalise l’attention sur quelques parution ? Janvier qui offre plus de visibilité ? Il y a du pour et du contre. Selon les risques que l’éditeur pense pouvoir prendre.

17 novembre

Le champs de ruines est toujours là : on ne reconstruit pas. On ne fait pas table rase. Je ne sais même pas si on cicatrise jamais. Essayer de monter de nouvelles digues. Mais je n’ai plus la plasticité de l’enfance. Les ruines, ce n’est pas la bonne image. La tempête, la montée des eaux, la noyade. C’est plus ça. Avec ces gens au bord plein de bonne volonté qui, faute de bouée, ont lancé des parpaings. L’intention qui compte, diront-ils ensuite. Seule chose envisageable : trouver un endroit où j’ai pied à nouveau. Ça prendra combien de temps ? Et ne pas savoir si ce lieu existe. M’accrocher au rares éléments encore visibles à la surface. De plus en plus fragile sur le lieu du sinistre.

19 novembre

Signature du contrat d’édition du roman de 2025. C’est un passage important. On avance. Pas à pas. Dans le plus important.

21 novembre

Chaque phrase définitive a quelque chose de ridicule ; celle-là n’y échappe pas. Et ce point virgule permet peut-être de s’en sortir. Le point final, qui clôt avec brutalité le propos, définitivement, est un piège. Un piège contre lequel lutteraient les mots, les adverbes qui pondèrent, le conditionnel, – et les tirets qui autorisent les incises (n’oublions pas les parenthèses). Je cherche les modulations, les ambiguïtés, les amendements, les contradictions, le flou, ces lieux où l’on ne sait plus exactement. L’énumération est une alliée dans ce qu’elle a de toujours ouvert : tout n’est pas dit, on pourrait, après chaque virgule, ajouter encore un mot. Les points de suspension, le point d’interrogation ont dans cette démarche une forme d’évidence qui me les rend suspects. Je pourrais les utiliser à chaque phrase, non ? C’est avec ce matériau là que j’écris, je crois.

22 novembre

Parfois s’arrêter sur une expression ; la chaîne de commandement, ou de responsabilité, dans le civil. Le double sens du mot chaîne : ce qui permet d’avancer (à vélo, contre l’incendie) est aussi ce qui t’asservit. Quitte la chaîne dont tu es le maillon, tu n’avances plus. Et l’on apprend aussitôt à se passer de toi. Des basiques. Il ne faudrait pas être le maillon faible et toujours faire partie de la grande chaîne de la solidarité. Chacun son rôle à y jouer. La chaîne aux pieds. Et tu imposes à celui qui te suis dans la chaîne son propre mouvement. Tu le prives de sa liberté en acceptant de l’asservir. Pour avancer, pour aller plus loin, parce qu’il y a un objectif. Se méfier du mot chaîne. La haine n’est jamais loin.

23 novembre

Écriture et littérature. Je suis le séminaire d’Arno Bertina sur la littérature documentaire à l’EHESS. L’occasion de nourrir la réflexion sur le rapport de la littérature au réel. Il y a Les Miraculées, livre auquel je n’ai jamais voulu donner le statut de roman mais celui de récit. Et puis il y a le roman. Les Miraculées aurait pu être un roman. La différence ? Il n’y est pas question d’une réflexion, d’un travail, sur la langue. Le sujet du roman, c’est d’abord la langue et comment on raconte des histoires. Il faudrait réécrire, pousser les choses plus loin. Tant que j’ai cherché des histoires à raconter, je n’ai pas fait de littérature. J’enfonce des portes ouvertes ? Sans doute, mais il y fait parfois du temps. J’ai mis du temps. Je mets du temps.

25 novembre

Enfin Les Nymphéas de Monet à L’Orangerie. J’ai mis le temps, mais ils n’allaient pas bouger. Donc, touriste à Paris. J’ignorerai toujours ce que ça provoque chez celles et ceux qui n’ont pas vu avant Giverny. Mais, là, ce que j’y trouve, c’est ce bout de jardin entre route et Seine. Ce n’est pas une copie du lieu, et c’est ça qui est prenant, mais la lumière du lieu, son atmosphère, comme embarquée à deux pas d’une fête foraine. Ce qui se passe dans la seconde salle, malgré les selfies, malgré les messes basses, est d’une dire qu’aucune reproduction ne peut rendre. Il n’y a pas de mots ? Si, bien sûr, il y en a eu plein. Je ne ferais que répéter.

27 novembre

Emporté par Les Géorgiques de Claude Simon. Il aura suffi de quelques pages lues par Arno Bertina lors de son séminaire à l’Ehess pour que le livre s’impose enfin. C’est étrange comme certaines œuvres intimidantes mettent du temps à trouver leur chemin. Le temps de trouver le moment où l’écho est possible. Je suis lent. Mais quel plaisir qu’il reste de telles révélations devant moi.

28 novembre

Étonnante inauguration du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, dans le noir. La panne touche un secteur assez large. Si les premiers invités rentrent, très vite l’organisation bloque les entrées. Impossible d’accueillir tout le monde. Quelques guirlandes lumineuses sur certains stand, des auteurs coincés dehors. Au bout d’une heure, un homme équipé d’un mégaphone demande qu’on évacue. L’équipe du Tripode remballe chips et cubi. L’inauguration est annulée, la plupart des invités n’a pas pu rentrer. Fin de l’épisode. Grand gâchis de petits fours sur les stands des éditeurs les plus dépensiers.

30 novembre

Soirée Tarkos, hier soir à La Baraque à Rouen. Premier événement public auquel je me rends à Rouen depuis presque six mois. Le lieu n’est chargé d’aucune antériorité, ce qui le rend d’emblée supportable. Discussions avec d’anciennes connaissances, on parle de sujets qui eux, se raccrochent directement au boulot d’avant. Ça va. Le fait que ça aille est un signe positif. Je peux commencer à revenir. Doucement. Je vais aller doucement.

En exclusivité, les deux éditeurs scientifiques, de Christophe Tarkos, Alexandre Mare et David Christoffel présentent la voix du poète synthétisée par l’intelligence artificielle qui lit un de ses textes. Une voix d’outre-tombe. C’est saisissant.

Belle soirée à plus d’un titre.

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