Il y a quelque part dans mes affaires, au fond d’un dossier, ou entre les page d’un livre, une photo de nous deux. Une photo numérique, une des toutes premières, prises sur le stand de Kodak, au CNIT ou au Palais des Congrès de Paris. Nous sourions. C’était beau, le progrès. Il faudrait que je remette la main dessus. Et, même si elle n’existe que dans mon souvenir, même si je l’ai inventée, elle reflète ces moments-là. C’étaient de bons moments. Et les plats partagés chez ce tout petit traiteur chinois de la rue Bleue. Ce à quoi on se rattache (et ces cendriers pleins dans les bureaux, comment on supportait ça ?).
Les premiers CD-Rom, la numérisation, le bureau sans papier, la recherche en texte intégral, les opérateur booléens, la conservation des documents, les bibliothèques et services de documentation constituaient notre quotidien. C’étaient nos sujets. Il y a aussi dans mes affaires un carton avec tous ces journaux où nous avons écrit ensemble.
J’ai quitté ce travail, un jour. Pour un autre. La fin de l’après-midi de mon départ, nous avons fini tous les deux, dans un café qui peut-être n’existe plus, métro Cadet, à deux pas du bureau. Il avait été très paternel, nous avions parlé des heures. Et puis j’avais du y aller. Je n’avais pas compté les bières. Et peut-être avait-il commandé des saucisses, pour éponger un peu. J’avais à peine 25 ans.
C’est la dernière fois que je l’ai vu. Assis, dans ce bar. En juin 1994. Six ans après, il serait à la rue. A l’âge que j’ai aujourd’hui.
J’ai tapé son nom hier dans un moteur de recherche. On repense aux gens parfois, et puis ce journal existe toujours et j’ai croisé par hasard un des journalistes qui y travaille aujourd’hui. Cela ravive les images, alors on va y voir.
Michel Lubkov est mort en 2011. La détresse et l’alcool lui ont tout pris. Et il y a son histoire sur un site où l’on parle des morts de la rue. Ces SDF anonymes qu’on enterre à la fin de leur errance. J’ignore pourquoi, comment, mais son histoire est bien plus détaillée que celle de nombreux autres, dont on ne sait parfois même pas le nom.
Michel, diplômé de Science Po, expert en science documentaire, compagnon de route, était donc l’un d’eux. Enfant battu, victime du non-sens de la vie, de l’alcool, de ses propres démons.
Je veux ici recopier le texte où son histoire est racontée.
Né le 23 juin 1949 à Neuilly-sur-Seine, de parents immigrés russes, et considéré par ses proches comme un héros dostoïevskien, il aura, comme l’auteur des Frères Karamazov ou de l’Idiot, expérimenté les sommets et les bas-fonds. Il avait en commun avec l’écrivain de détester un père qui battait femme et enfants
Il oublie les coups de ceinture en dévorant des romans, et en lisant de la poésie. C’est un visage rêveur que l’on découvre sur cette photo de classe de troisième, prise en 1962 au lycée Jacques Decour.
Après le bac, il fait Sciences-Po, et investit un monde bien éloigné de ses goûts, celui de la documentation. Il y excelle, mais s’ennuie à mourir lorsqu’il doit construire un thésaurus, établir une liste de termes normalisés ou prévoir un système d’indexation.
Il épouse une jeune femme d’origine russe, aussi révoltée que lui, et prête à tous les excès, qui, après leur séparation, se défenestrera.
Les années 90 sont celles de son ascension professionnelle, et de sa chute dans l’alcool. Journaliste spécialisé au magazine Archimag, il gagne quelque 5 000 euros par mois, qu’il dépense dans la boisson. Personnage traversé de contradictions, il se plaint de sa solitude, mais ne supporte pas la vie de couple. Le svelte jeune homme s’épaissit, son visage devient bouffi par l’alcool. Incapable de travailler, puis de payer son loyer, il commence à vivre dans la rue, et disparaît, au seuil des années 2000.
Il meurt au Centre d’accueil et de soins hospitaliers (Cash) de Nanterre, le 5 juin 2011, à l’âge de 61 ans. Un aumônier accompagne sa dépouille au cimetière du Mont-Valérien. M. Lubkov fait partie des 175 personnes recensées en 2011 par le Collectif des morts de la rue.
Photo : Gregory Deryckère |