C’est censurer un texte au point que l’on ne puisse plus faire le lien avec une quelconque réalité. Ne restent que les mots qui ne renvoient ni aux lieux ni aux personnes. Quelques généralités, un ou deux verbes d’action, des noms communs qui parsèment une page et tous ces traits noirs qui renvoient au néant : ne subsistent des phrases qu’un squelette décharné, l’ombre pâle d’une signification perdue, le relief adouci de prises de positions oubliées. Le caviar comme poésie de l’espionnage, esthétique du secret, délicatesse de la diplomatie. Se déguste à la petite cuillère entre connaisseurs des arcanes les plus confidentielles, des confidences les plus clandestines, des mystères les mieux protégés. Qui sait repérer dans le dossier caviardé l’élément qui fera basculer la situation dispose d’un pouvoir redouté. L’homme n’a pas de prix qui se joue du caviardage avec facilité.
Caviar, mot évocateur de luxe et d’ailleurs. Mer Caspienne, Russie, Iran, esturgeon … Devant quelques grammes de caviar, attablé au restaurant russe de Rouen, j’imaginais de vastes étendues sauvages. Je sentais l’odeur de cette étendue d’eau mi-mer, mi-lac, le vent de la steppe fouetter mon visage. Cette évocation, pour moi qui n’ai pas quitté mon pays, faisait partie du plaisir de cette dégustation. Aujourd’hui le caviar vient d’Italie, de Chine ou de France. Esturgeon d’élevage prisonnier de son triste bassin. Évocation enchanteresse perdue à jamais. Je renonce au caviar dans ces conditions.