Abonnez-vous à la lettre d'information

Chaque mois, cinq idées pour améliorer votre créativité éditoriale

201 – De l’impossibilité de traverser la ville

Elle se dérobe.

Jusqu’à peu, elle était mon amie. Le lieu des quatre cents coups, des fêtes, des souvenirs. Elle avait de l’épaisseur et je pouvais me lover à chaque coin de rue dans la ouate de la mémoire. J’avais partout des images incrustées de moments forts. Des transgressions, des joies, des interdits bafoués et des premières fois. Là, j’ai marché enfant, ici, j’ai suivi des yeux une adolescente qui a aujourd’hui mon âge. J’ai trinqué, dans tous les sens du terme, aux terrasses de tous les cafés, et chanté aussi. Plus rarement mais j’ai chanté, jamais seul. J’ai tenu des mains, pris des bras, porté des courses, fêté et enterré. Toutes les fenêtres m’ont vu passer un jour, une nuit. C’était ma ville. Mon nid. Mon pays. J’étais d’ici pour avoir sauté dans tous les caniveaux et parcouru tous les itinéraires. Je connaissais les appartements, les cours, les arrières salles. Je savais le trajet des rivières souterraines et les passages secrets. Je pouvais montrer sur la carte les anciennes fortifications et j’invoquais le parfum du marché aux fleurs disparu. Avant.

Elle se dérobe. Elle me cogne au visage de sa surface tantôt lisse tantôt grouillante. Elle m’interdit l’accès. Elle n’est plus qu’artifice : l’ombre d’elle-même, vidée de sa substance. Rien n’y adhère plus. Elle appartient à d’autres et c’est ma vie qu’on m’a volée. Mes expériences, mes amitiés, mes amours, ma famille. La ville est un piège, un leurre, un miroir. À chaque pas, le mirage s’efface et je ne reconnais plus rien. Elle est exactement semblable à la veille, pourtant, mais ne me propose que du factice. La ville est un décor de carton pâte où s’affairent des inconnus. Pour peu que je reconnaisse un visage, une silhouette, aucun signe de connivence. La ville m’ignore. Je ne suis plus des siens. Comment puis-je imaginer l’avoir jamais été ?

La ville m’a échappé. Elle a tout gommé de ce qui nous réunissait. Si je tente de la traverser, je ne sais bientôt plus d’où je suis parti ni où je vais. Le plan n’a pas été redessiné : je ne sais plus le lire. C’est un alphabet incongru qui forme des mots étrangers. Je suis perdu. Dans la foule ou les rues vides, le désarroi m’envahit. Suis-je jamais passé par là ? Et pour aller où ? Il n’y a rien à voir

Une chape de désespoir a tout enseveli. Ne reste visible que la couche superficielle des choses. Je pleure et personne ne semble remarquer mes larmes. Pour les autres rien n’a changé. Et je suis devenu un étranger.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut