« Il n’y a pas beaucoup de gens courageux », me dit-on alors que nous échangeons à propos de nos expériences respectives de mise au banc d’une équipe. Je ne sais pas s’il est question de courage. Lui me soutient que oui, et qu’il ne sait pas si nous aurions été plus courageux si nous n’étions pas la victime. Ce qui m’intéresse, toujours, c’est l’aspect systémique des choses : retrouver dans l’expérience de l’autre, dans un contexte différent, des ressorts communs. Là, c’est l’équipe qui se détourne. Je ne l’avais pas vu venir, ça. Les collègues qui refusent de te parler, sans que tu saches pourquoi, et qui refusent évidemment de te dire pourquoi , qui t’empêchent de comprendre, qui se replient dans une version des faits à laquelle tu n’as pas accès. Des gens que tu estimais, jusque-là, mais qui se révèlent décevants.
Cela ne devrait pas me surprendre. Il y a des expériences sociales qui expliquent les phénomènes de groupe. La théorie du bouc émissaire, aussi. Parmi les théories, celle qui a servi de modèle au film La Vague, et qui montre comment un groupe bascule dans le totalitarisme en un rien de temps. Le film La Vague est tiré d’un livre du même nom, lui-même inspiré par une expérience célèbre, celle de la Troisième Vague: une étude expérimentale du fascisme menée par le professeur d’histoire Ron Jones avec des élèves de première du lycée Cubberley à Palo Alto (Californie) pendant la première semaine d’avril 1967.
Je vous invite vraiment à regarder la bande annonce : les hasards à l’oeuvre sont assez étonnants, mais ce ne sont que des hasards, évidemment. L’expérience décrit de quelle façon un groupe peut se rassembler derrière un leader, au profit d’une cause, et comme cela crée un effet de groupe qui annihile toute capacité de réflexion personnelle.
Est-ce que ce n’est pas un mécanisme semblable qui se met en branle quand un groupe, sans raison rationnelle (c’est un pléonasme, mais insistons), fait bloc (ou fait front, ou rassemblement), contre celui qui ne pense pas « comme il faut ». Concernant La troisième vague, vous pouvez lire ici.
Qu’est-ce qui détourne au final le groupe de celui qui est montré du doigt ? Et cela quelles que soient les circonstances : que la loi soit respectée d’un côté mais pas de l’autre n’y change rien, que des raisons médicales expliquent un comportement n’y change rien, que l’attitude finale aille à l’encontre des valeurs que l’on croyait défendre n’y change rien.
Je ne crois pas qu’il soit question de courage. Je crois qu’on est dans un mécanisme qui relève de la théorie du bouc émissaire telle que la concevait René Girard. Le bouc émissaire désigne l’individu, nécessairement coupable pour ses accusateurs, mais innocent du point de vue de la « vérité », par lequel le groupe, en s’unissant uniformément contre lui, va retrouver une paix éphémère.
Le résumé suivant sur la page Wikipedia consacrée au sujet dit bien ce qui peut se produire : « Lorsqu’un groupe fait face à une situation de crise apparemment insoluble par les moyens habituels, le recours à un bouc émissaire pour remettre sur lui la responsabilité des problèmes rencontrés constitue une manière d’assurer la survie du groupe et son fonctionnement. En s’engageant dans la persécution commune d’un bouc émissaire, la majorité des membres du groupe augmentent leur unité et les liens créés en cette occasion peuvent ensuite former la base d’autres activités groupales. Cette motivation est désignée sous le terme de « résistance collaborative » ». Le mécanisme est d’un classicisme absolu.
Sans doute y a-t-il d’autres théories, d’autres expériences sociales qui expliquent pourquoi un groupe se braque contre la brebis malade lorsque survient la dépression ou le burn-out. Je cherche toujours à comprendre, avec les moyens dont je dispose. Pourquoi ? Mais pour une raison simple :
« L’être humain ne doit jamais cesser de penser. C’est le seul rempart contre la barbarie. Action et parole sont les deux vecteurs de la liberté. S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. »
Hannah Arendt,
Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963.
J’ajoute quelques éléments de réflexion théorique, afin d’aller plus loin dans la réflexion sur le système du bouc émissaire appliqué au membre dépressif d’un groupe professionnel :
Pourquoi y a-t-il un bouc émissaire ?
- Gestion de l’anxiété collective : Les groupes créent souvent un bouc émissaire pour canaliser leur anxiété et leur stress. Lorsque des problèmes surviennent, il est psychologiquement plus facile de blâmer un individu plutôt que d’aborder des questions systémiques complexes.
- Maintien de l’homéostasie du groupe : En désignant un coupable, le groupe peut maintenir une apparente stabilité et cohésion. Cela permet d’éviter de remettre en question les structures, les processus ou les dynamiques interpersonnelles plus profondes.
- Simplification des problèmes : Les problèmes complexes d’un projet peuvent être simplifiés en désignant une seule personne comme responsable, ce qui évite d’avoir à analyser des causes multiples et interdépendantes.
Quel type de personnalité est concerné ?
Les personnes qui deviennent des boucs émissaires présentent souvent les caractéristiques suivantes :
- Faible assertivité : Elles peuvent avoir des difficultés à défendre leur point de vue ou à s’opposer aux accusations.
- Différence perçue : Elles peuvent être perçues comme différentes en termes de personnalité, de compétences ou de valeurs par rapport au reste du groupe.
- Nouvelle arrivée ou isolement : Les nouveaux membres ou ceux qui sont socialement isolés sont plus vulnérables à devenir des boucs émissaires.
Qu’est-ce que cette mécanique apporte au groupe ?
- Cohésion de groupe temporaire : Blâmer une personne peut temporairement unir les autres membres du groupe contre un ennemi commun, créant une fausse sensation de solidarité.
- Évasion de la responsabilité collective : Cela permet aux autres membres de se dédouaner de leurs responsabilités dans les échecs ou les difficultés du projet.
- Maintien des structures existantes : En focalisant la responsabilité sur un individu, les groupes peuvent éviter de remettre en cause les processus, les politiques ou les dynamiques de pouvoir en place.
Pourquoi les membres du groupe ne se rendent-ils pas compte de la mécanique à l’œuvre ?
- Biais cognitifs : Les biais de confirmation et d’attribution peuvent conduire les membres du groupe à interpréter les actions du bouc émissaire de manière négative, renforçant ainsi leur conviction que cette personne est effectivement responsable.
- Rationalisation collective : Les groupes peuvent développer des justifications collectives qui semblent rationnelles et logiques, masquant la nature irrationnelle de la dynamique du bouc émissaire.
- Défense psychologique : Reconnaître la dynamique du bouc émissaire impliquerait de confronter des aspects désagréables de la culture de groupe et de soi-même, ce que beaucoup préfèrent éviter.
- Pressions sociales : Il peut être difficile pour un membre de groupe de remettre en question cette dynamique par peur d’être ostracisé ou de devenir le prochain bouc émissaire.
En résumé, la dynamique du bouc émissaire dans un groupe professionnel est un mécanisme complexe qui permet de gérer le stress et les tensions, souvent aux dépens d’un individu perçu comme vulnérable ou différent. Cette dynamique peut temporairement renforcer la cohésion du groupe et maintenir le statu quo, mais elle repose sur des processus psychologiques et sociaux qui échappent souvent à la conscience des membres du groupe.
Une personne dépressive peut être en position de devenir un bouc émissaire dans un groupe professionnel. Voici pourquoi :
Vulnérabilité accrue de la personne dépressive
- Faible assertivité : Les personnes dépressives peuvent avoir des difficultés à défendre leur point de vue et à s’affirmer, ce qui les rend plus vulnérables aux accusations et à la critique.
- Perception négative : La dépression peut entraîner des comportements ou des attitudes perçus négativement par les autres, tels que le retrait social, la lenteur ou des erreurs, ce qui peut inciter le groupe à désigner cette personne comme responsable des problèmes.
Différence perçue
- Comportement différent : Les symptômes de la dépression, tels que la fatigue, le manque de motivation et la tristesse, peuvent rendre la personne différente du reste du groupe, ce qui peut la rendre plus susceptible de devenir un bouc émissaire.
- Stigmatisation : Les troubles mentaux, y compris la dépression, sont encore souvent stigmatisés. Cette stigmatisation peut renforcer l’isolement de la personne dépressive et faciliter son rôle de bouc émissaire.
Dynamique du groupe
- Réaction au stress : Les groupes sous stress peuvent chercher un moyen de soulager la pression. Une personne dépressive, perçue comme faible ou vulnérable, peut être injustement ciblée pour absorber les frustrations et les anxiétés du groupe.
- Maintien de la cohésion : En blâmant une personne perçue comme différente ou problématique, le reste du groupe peut temporairement renforcer sa cohésion et éviter d’aborder des problèmes systémiques ou interpersonnels plus complexes.
Conséquences pour la personne dépressive
- Aggravation de la dépression : Être désigné comme bouc émissaire peut aggraver les symptômes de dépression, créant un cercle vicieux où la dépression de la personne est à la fois une cause et une conséquence de son statut de bouc émissaire.
- Isolement accru : La stigmatisation et le blâme peuvent conduire à un isolement social accru, privant la personne des soutiens nécessaires pour faire face à la dépression.
Conclusion
Les personnes dépressives sont effectivement en position de devenir des boucs émissaires en raison de leur vulnérabilité, de la perception négative de leurs comportements et de la stigmatisation associée aux troubles mentaux. Il est crucial pour les groupes professionnels de développer une culture de soutien et de compréhension pour éviter cette dynamique destructive et pour soutenir les membres du groupe qui peuvent être en difficulté.