La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des
lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit
industriel au sein de la littérature.
Dans les aristocraties, les lecteurs sont difficiles et peu nombreux ;
dans les démocraties il est moins malaisé de leur plaire, et leur
nombre est prodigieux. Il résulte de là que, chez les peuples
aristocratiques, on ne doit espérer de réussir qu’avec d’immenses
efforts, et que ces efforts qui peuvent donner beaucoup de gloire, ne
sauraient jamais procurer beaucoup d’argent ; tandis que, chez les
nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d’obtenir à bon
marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n’est pas
nécessaire pour cela qu’on l’admire, il suffit qu’on le goûte.
La foule toujours croissante des lecteurs et le besoin continuel qu’ils
ont du nouveau, assurent le débit d’un livre qu’ils n’estiment guère.
Dans les temps de démocratie le public en agit souvent avec les
auteurs, comme le font d’ordinaire les rois avec leurs courtisans ; il
les enrichit et les méprise. Que faut-il de plus aux âmes vénales qui
naissent dans les cours, ou qui sont dignes d’y vivre?
Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui
n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie, et, pour quelques
grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs
d’idées.
Alexis de Tocqueville
Via Alain Giffard