1/1/23
Deuxième fois que je tombe dans un livre sur un personnage qui porte mon nom et encore une impossibilité à le vivre bien. C’est dans Degrés, de Michel Butor. Le livre tourne autour de son sujet avec une maîtrise assez folle. Parmi les enseignants, il y a ce M. Bailly. Et, chaque fois que je vois le nom, je me trouve projeté vers moi-même, à l’extérieur du texte, et ça ne fonctionne plus. La question de nommer les personnages, ou de ne pas les nommer, est centrale. J’opterai plus souvent pour la seconde option : pas de nom, ce sont tous les noms. Dans Mum Poher, le narrateur n’en a pas, l’héroïne, si, et plusieurs, et cela fait partie du sujet. Dans le livre à paraître, pas de nom. Et dans celui à écrire, je pense qu’il n’y en aura pas non plus. C’est une façon de rompre avec cette convention des personnages qui oblige à raconter une histoire comme si la vie en était une.
3/1/23
Dernier jour du Catalogue 2022. Quotidiennement, pendant 52 semaines, j’aurai publié une fiction à partir d’un prénom et d’un produit déniché dans le catalogue hebdomadaire des promotions d’une chaîne de grande distribution. C’est une galerie de portraits, et un éclairage un peu particulier sur la société de consommation. On y verra ce qu’on voudra : panégyrique ou dénonciation. J’y voulais surtout de l’humanité. Et j’ai franchi l’obstacle sans faillir, ce qui fait déjà pour moi de ce marathon d’écriture un succès. Quelques lectrices et lecteurs, au rendez-vous, et c’était important. C’est aussi une libération, ce matin, et d’autres projets auxquels me consacrer.
4/1/23
Chercher, tourner autour, penser avoir trouvé : le début de l’écriture d’un projet a quelque chose d’enthousiasmant, et de vertigineux. Je tâtonne un peu vers un dispositif d’écriture, une structure qui me permettra ensuite d’avancer. Ce seront des contraintes, peut-être pas très lourdes, mais qui vont donner à l’ensemble une cohérence, et qui, pour moi, feront sens. J’ai posé de premiers jalons, et je suis confiant, à ce moment-là : ça a l’air de tenir. Reste que si ce n’était pas le cas, j’aimerais m’en rentre compte le plus vite possible. Si tout risquait de s’écrouler autant être le moins avancé possible dans les travaux.
5/1/23
Putain d’esprit de sérieux. Je vais avoir cette difficulté avec le projet d’écriture en cours. Les premières pages plombent déjà l’ambiance. Il y a comme une incompatibilité entre le thème principal, auquel je tiens, et la légèreté, l’ironie, le mordant. Il manque ça. J’ai de la matière, et c’est délicatesse et précision, pas facile, mais grosse envie de m’y coller. Énorme risque qu’il y manque le recul nécessaire à toute chose. Je dois trouver un élément qui y mette le ridicule des situations et marque qu’on n’est pas dupe : cela aussi est risible. Les plus nobles sentiments sont encore drôles. Ça tâtonne encore.
6/1/23
Sortie de deux jours de formation aux droits culturels. Impossible à résumer là en trois lignes. Mais de nombreuses façons d’interroger la pratique culturelle, le montage de projets, et, en particulier, la place du public par rapport à celle de l’artiste et des modes de diffusion. Pas un mot sur l’écriture et la lecture comme pratiques culturelles, et me dire pourtant qu’il y aurait beaucoup à interroger. Voir si ça murit un peu. Déjà l’idée que dans la pratique non condescendante de l’atelier d’écriture se dégage des pistes, mais se demander si, dans la pratique de l’écrivain, il y a une place pour les droits culturels du lecteur. C’est une boîte de Pandore. Ce seraient quoi, les droits du lecteur dans cette relation ? Et qu’est-ce que ça amènerait à produire ? Plus de questions que de réponses. À garder dans un coin de la tête, peut-être.
7/1/23
Quelque chose a changé alors que rien n’a encore changé pour personne et c’est de l’ordre de la légitimité. Dans le trajet d’écriture, la question de la légitimité est une question sans doute très personnelle : l’être ou ne pas l’être. Le devenir quand la question n’est plus d’écrire, mais d’avoir publié. Savoir que c’est une mauvaise réponse à une question qui ne devrait pas se poser, mais constater qu’il y a une hiérarchie entre qui a publié ou pas, et où. Une histoire de galons, de médaille, une façon de dire d’où l’on est, où l’on est, et par là qui l’on est. Et même si ça n’intéresse pas grand monde, savoir que c’est une part de ce qu’on est que ça change. Ce que je me sens être, et ce que je dois écrire maintenant, pour le coup d’après. Pas sûr que ce soit très glorieux, et certain qu’il y a là un manque d’humilité qu’on serait tout à fait autorisé à me reprocher, mais bon, j’ai mis du temps à faire ce parcours. Laissons-nous profiter un peu tant que les lecteurs ne sont pas encore dans la danse.
8/1/23
Lecture, le dixième livre de Philippe Vasset, A cappella, vient de sortir chez Flammarion. Plaisir de voir qu’il a suivi Sophie de Closet, son éditrice. C’est de la petite cuisine interne du milieu de l’édition ? Pas seulement. C’est une question centrale, celle de la main mise d’un milliardaire d’extrême-droite sur la production culturelle. Et tout ce qui permet d’y résister est un bonne nouvelle. Philippe Vasset se raconte, et sa difficulté à écrire une chanson quand ce sont des livres qu’on écrit, et il dit le bruit, les sons, du monde. Très touchant travail d’écriture des premières pages. Je note ces mots, qui font écho : “La littérature ne raconte pas la vie : elle épouse ses reliefs, investit ses délaissés. Écrire, c’est de la culture sur brûlis.” Que doit-on accepter de brûler pour écrire ?
10/1/23
Que faire de ce journal ? J’ai laissé passer l’idée d’une publication hebdomadaire qui a rythmé le projet jusque-là. Trop près des événements ? Il ne se disait rien de trop personnel, et c’est peut-être espacer la publication, ou la supprimer tout à fait, qui donnera à ces lignes un peu plus de poids. Cela reste très relatif. Ce que la publication régulière impose, c’est son rythme, et donc la tenue du journal sans quoi, et il y a eu des périodes comme cela, rien à donner. Mais si je choisissais la publication mensuelle, moins de lecteurs encore, une obligation de production, et de garder trace. C’est, pour le moment, l’idée. J’ai jusqu’à la fin du mois.
11/1/23
Le coup de la panne. C’est une expérience que je ne vis pas souvent : l’impossibilité d’écrire, ne pas trouver le moyen, ne pas réussir à contourner l’obstacle si je peux le franchir. Le coup de la page blanche. Peut-être cette fois parce que je sors d’une zone de confort, ou parce que je suis au début d’un projet qui doit trouver son rythme, son processus, ou simplement parce que les tracas de la vie prennent une place anormale, mais j’ai croisé la page blanche, et pour m’en sortir, un moyen que je recommanderai donc : quelques chroniques d’Alexandre Vialatte. Question rythme, enchaînement, distance avec les choses, il est parfait pour me remettre sur les rails. Je ne dois pas être le seul avec qui ça fonctionne.
12/1/23
Comment tenir ce journal s’il a vocation à être lu ? Ce qui se passe en ce moment dans l’écriture, et nécessiterait peut-être prise de note, doit rester tu. Je ne peux pas tout raconter ici, qui touche à l’intime, aux émotions, aux sentiments même. Et c’est peut-être ce qu’il y a de nouveau dans le travail d’écriture en cours : comme ça va chercher profond. Peut-être ça que j’ai repoussé longtemps, trop longtemps, et cet écho de l’écriture avec la vie, comme ça remue des choses. Je ne peux pas le raconter si quelqu’un lit par-dessus mon épaule, car cela tient aussi dans mes silences.
13/1/23
Le lien entre la vie de l’auteur et l’écriture. Avoir toujours mis une distance, toujours cherché à maintenir un cordon de sécurité, et considérer, toujours, que la vie de l’auteur n’est pas un sujet. Mais son expérience, oui, forcément. Et si le journal raconte l’expérience, et qu’on le donne à lire, il abolit la distance. Là, je ne suis pas près : ce mince cordon de sécurité qui préserve le réel de la fiction (mais pas l’inverse) est une digue qui me semble indispensable à ma vie. Ce qui frotte, ce qui pose question : la frontière n’est pas indispensable à l’écriture. Et la question se pose même : l’empêche-t-elle d’aller jusqu’où elle pourrait ?
14/1/23
Lecture en cours, El Ferrocarril de Santa Fives, de Robert Rapilly (Editions La Contre-Allée, 2011). La préface est de Jacques Jouet. Bienvenue en Oulipo. Il faut dire qu’en matière de littérature à contrainte, Robert Rapilly se pose là. Le livre raconte une histoire, et c’est du voyage, en 1888, de Manuel Mauraens de Lille à Santa Fe. Il y est question d’industrie, de ville, d’émigration. Beaucoup d’usine et d’acier. Des textes à contrainte, mais rien d’artificiel : c’est pour dire ce qu’il y a à dire. La maîtrise Robert Rapilly est fabuleuse, vraiment. Un régal. J’ai beaucoup joué avec ces difficultés oulipiennes, fut un temps, et j’en sais au bout de mes doigts les complexités. Peut-être ça qui décuple le plaisir.
15/1/23
Écrire un livre : lancer une à une les 52 cartes d’un jeu sur une table en espérant voir s’élever un château. C’est en tout cas la première étape. Si le château ne prend pas forme du premier coup, bouger les cartes avec minutie jusqu’à ce que le château tienne. Rien de bien complexe, en somme.
16/1/23
Les rêves, autant que je m’en souvienne, ont rarement à voir avec l’écriture. Là, longue discussion avec Annie Ernaux. Je vais deux matins chez elle, nous parlons. Il y a du monde, mais la discussion, c’est entre nous deux. En deux fois, deux matins (donc je pars et je reviens). Elle me confie des livres d’elle que je ne connais pas et surtout un travail d’écriture. Je n’ai déjà plus en mémoire quoi, ni ce que nous nous sommes dit. Juste ma dernière question : « Comment sait-on qu’on a fini ? » Elle m’a répondu, me montrant sur une affiche un texte barré, rendu invisible par une surcouche d’encre. Mais impossible encore que ce qu’elle m’a dit me revienne. Avec force : Annie Ernaux m’a donné à écrire quelque chose qui la concerne.
17/1/23
Ce que partage ceux qui écrivent, et peut-être ce qui les fait se reconnaître : la remise en jeu. Après chaque livre, dès le premier, alors qu’on a tendance à croire vu de loin que le plus dur est fait, le plus compliqué reste à faire. Continuer, poursuivre, écrire, quoi, et convaincre à nouveau un éditeur que cela vaut le coût, l’investissement, la prise de risque. L’euphorie du livre publié ne dure pas : il faut miser à nouveau, continuer à jouer. Tu as gagné ? Sur quel chiffre du tapis devant toi vas-tu poser ton gain ? À la fin, le casino rafle tout, on le sait. Et l’écrivain continue malgré tout à écrire. Pas sûr qu’il ait le choix.
19/1/23
L’impression de trahir : être présent au monde, présent pour l’autre, mais savoir déjà qu’une part du moment, sans que l’autre le sache, c’est de l’écriture. Ce qui se joue dans une salle de réunion, dans une voiture, dans une discussion, c’est de la matière à écrire. L’autre l’ignore, l’autre est là, ne joue rien d’autre que l’instant, le réel et je suis sur la page à projeter des ombres. Cette schizophrénie ne devrait pas être nouvelle. J’ai vécu pour écrire, beaucoup. C’était du journalisme. Le projet en cours est bien différent. Et qui comprend sans l’avoir vécu cette concomitance du présent et de l’écriture. Ce piratage du moment par ce qu’on en fera peut-être.
21/1/23
Un jour, tu doutes du projet, et le lendemain matin, une quinzaine de lignes te suffisent à te dire que, quelle que soit la difficulté, et peut-être même les conséquences, cela vaut le coup non seulement de poursuivre, mais surtout d’aller au bout.
22/1/23
Hier (et aujourd’hui encore, mais j’écris au matin dans la cuisine d’un appartement loué pour l’occasion), festival de littérature au Havre. Écouté Brigitte Giraud, le dernier prix Goncourt en date, parler d’écriture, de son histoire, qui fait son livre, mais aussi d’écriture, de construction, de technique, de ce qui techniquement a rendu son livre possible à écrire. Et c’est ça qui m’intéresse. Écouté aussi Emma Decker. J’avais oublié son nom, mais souvenir des articles sur le roman tiré de son passage volontaire en maison close à Berlin. Tellement rien à voir entre les deux. J’avais lu Vivre vite, j’ai commencé L’Inconduite après avoir entendu l’autrice en parler (livre dédicacé, j’étais le seul homme dans la file : les sorcières font toujours peur). J’avais été séduit par un passage du livre sur l’écriture, le rapport de l’écriture à la vie, lu à voix haute lors de la rencontre organisée dans le cadre du festival. Pour le reste, les fantasmes plus ou moins bien réalisés de la narratrice, qui a de la tendresse pour son grand-père. Dont acte.
23/1/23
Écrire, presque tranquillement deux fois 3000 signes. Parce que c’est la quantité minimale d’un bloc de texte dans le projet en cours. Et il faudra au moins 80 pour un livre court. C’est mon objectif. Je commence comme ça : 80 blocs. J’y mettrai de l’ordre et de la réécriture ensuite et ça fera un livre. J’ai confiance en la méthode et si il y a des moments de découragement, si l’impression de ne pas pouvoir avancer plus loin me submerge, je dois faire confiance à la vie qui donne de quoi écrire.
25/1/23
Continuer à écrire, quels que soient les soubresauts de la vie par ailleurs. Là, la routine quotidienne est installée. Pas la même productivité d’un jour sur l’autre, mais le texte est là, il continue de se dérouler. Le reste n’est qu’anecdote (ce n’est pas le sens dans lequel Alain Robbe-Grillet parle d’anecdote, même si ces anecdotes-là nourrissent cette anecdote-ci – cette phrase est incompréhensible, mais je me comprends). Bref, le projet de livre continue d’avancer. Avoir confiance dans le dispositif d’écriture pour continuer de le porter.
26/1/23
Ce moment dans l’écriture où l’on modifie assez le personnage pour qu’à la lecture celles et ceux qui connaîtraient le modèle initial ne puisse plus dire : mais, c’est lui, ou c’est elle, complètement. Ces détails, mais ce n’en sont pas, car cela ne fonctionnerait pas, ces éléments qui font de la personne un personnage. Pas sûr que ça marche. Souvent entendu des écrivains expliquer que le personnage, c’était un peu eux-mêmes, et puis des traits pris ici et là, chez tel ou tel. Ce n’est pas exactement ça pour moi ici. Il n’y a pas mélange, ou si peu. Il y a maquillage. Comme on maquille un crime.
27/1/23
Quasiment rien aujourd’hui. Rien dans le texte, j’entends. Le reste a pris toute la place, et ce n’est pas sa place : le reste doit savoir rester sagement de son côté des choses et laisser l’espace nécessaire à l’écriture, sans quoi une seule solution s’impose : en finir avec le reste, le museler au moins, le faire rentrer dans la niche où il n’a qu’à bien se tenir. Indispensable de garder à l’écriture son espace vital, c’est une règle de vie que je dois respecter, et que j’ai trop longtemps ignorée. Égoïsme ? Une à deux heures par jour, oui. Et que le reste permette de sacraliser cette bulle hors des tracas. Assumer ça.
28/1/23
Grosse difficulté à retrouver le flux, le flow, le rythme sur le projet en cours. C’est lié au contexte, sans doute, à l’incapacité à détacher l’écriture du contexte. Dans ce cas, le conseil est généralement, je crois, d’écrire quand même, d’avancer, de ne pas se soucier de la forme, du style. Mais ce premier jet ne sera pas à la hauteur de ce qu’avait été le précédent. Cela veut dire que je dois me préparer à plus de réécriture. Pas ce que je préfère. Mais écrire quand même, avancer quand même. (Quelle distance parcourue en moins d’un mois, il faut le noter aussi, je suis à fond dans ce nouveau projet, quasiment persuadé que je tiens quelque chose).
29/1/23
Et elles se mirent à courir (Les éditions du volcan). Beau recueil poétique de Julie Gaucher, découvert lors d’une soirée lecture “sport et poésie”, organisée à Rouen (merci AliasVictor). Ce n’était pas gagné, j’y allais sans savoir, et un peu à reculons (parce que le sport et la poésie…). Mais des textes forts, un vrai propos et un texte personnel, indispensable à son autrice. Bref, recommandons. Et plus tôt dans l’après-midi, c’était Cyrille Martinez et Le marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond (Verticales). Humour et course à pied au programme. Les deux parlant de technique d’écriture et de rapport au réel. Tout ça fort recommandable et rassasiant.
30/1/23
N’avoir qu’à écrire. Caresser du pouce de la main droite la barre d’espace, texture plastique à peine rugueuse pour ne pas y glisser mais ne pas s’y accrocher non plus, en attendant que les autres doigts s’élancent et que la phrase cavalcade à l’écran. Écrire, c’est juste ce qui se passe dans le moment où le pouce de la main droite caresse la barre d’espace, quand se prend l’élan.
31/1/23
L’éditeur envoie deux projets de couverture pour le livre à paraître en janvier 2024. La couverture est un art subtil qui influe sur les ventes, car il est préférable qu’elle donne envie de prendre le livre en main et de se souvenir à quoi il ressemble. Et, loin d’être neutre (sauf dans le cas de la couverture “type” d’une collection), elle donne une coloration à la lecture. Peut-être ici qu’aucune de ces deux couvertures ne sera retenue, car on est très en amont de la sortie du livre. Je ne saurais choisir. L’éditeur devrait incessamment les publier sur les réseaux sociaux. Elles auront le premier mérite de donner une existence tangible au livre.