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L’écrivaillon

L’écrivaillon aima les lettres comme des organismes
vivants. Très tôt, dès l’âge de sable, il en vola pour les agacer. Il
les mêlait au sable de son bac, il les trempait dans les seaux d’eau
trouble servant aux douves du château. Et ces lettres venaient de
partout. Il y avait celles, alvéolaires, du Scrabble, qui servaient de
meurtrières à son donjon et dont la matière peinte, abrasée par la
plage, finissait par perdre de l’éclat. Il y en avait qui laissaient
une empreinte inverse quand on les écrasait sur le sable mouillé. Il y
avait les cartes glacées du Lexicon, au sommet du château de sable, en
guise de bannière et qui ne flottaient pas. Il y avait les dés du
Boggle, où les points sont remplacés par les lettres. Ces dés étaient
des chevaux blancs.
Quand fut passé le Moyen Age et qu’il cessa de construire des
forteresses, l’écrivaillon s’assit à une table pour manipuler lettres
de Scrabble, dés de Boggle et carte de Lexicon. Les cartes, par
exemple, il les tenait à la main et les trouvait moins ennuyeuses que
les visages mous, gris et rose, des dames et des rois de cour, avec
leurs demi-corps siamois. Du moins, il comprenait mieux leur langage.
Un code s’établit : qu’un E est aussi puissant qu’un as à la bataille.
Qu’un Z sans E est faible autant qu’un 7. Et que, sans voyelle, il n’y
a ni atout ni levée possible. Et même quand l’écrivaillon connut le
pouvoir divinatoire des cartes de jeu et ceux qui les lisaient, il
trouva plus de bonheur dans un début d’alphabet que dans une promesse
de surprise. Au Boggle, les dés sonores et secoués dans la boîte de
plastique fumé dessinaient des mots dans tous les sens, les trois
dimensions. Plus tard, en philosophie, quand on lui désigna le hasard
comme sujet de réflexion, l’écrivaillon se repencha sur la boîte fumée
pour tenter de calculer combien de siècles qui seraient nécessaires
pour recréer, par secousses aléatoires, un incipit , une phrase connue,
tout au moins un beau vers.

Régine Detambel, L’Ecrivaillon. (Ce livre est une pure merveille)

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