LETTRE IXVI
Rica à ***
On s’attache ici beaucoup aux sciences ; mais je ne sais si on est fort
savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n’ose rien nier comme
théologien. Cet homme contradictoire est toujours content de lui, pourvu
qu’on convienne des qualités.
La fureur de la plupart des français, c’est d’avoir de I’esprit, et la fureur
de ceux qui veulent avoir de I’esprit, c’est de faire des livres.
Cependant- il n’y a rien de si mal imaginé: la Nature semblait avoir
sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et
les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d’avoir ennuyé
tous ceux qui ont vécu avec lui: il veut encore tourmenter les races
futures, il veut que sa sottise triomphe de I’oubli, dont il aurait pu jouir
comme du tombeau ; il veut que la pqgleri!é soit informée qu’il a vécu, et
qu’elle sache à jamais qu’il a été un sot.
De tous les auteurs, il n’y en a point que je méprise plus que les
compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des
ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de
gazon dans un parterre. Ils ne sont point au dessus de ces ouvriers
d’imprimerie qui rangent des caractères qui, combinés ens0mble font un
livre où ils n’auront fourni que la main. Je voudrais qu’on respectât les
livres originaux, et il me semble que c’est une espèce de profanation de
tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les
exposer à un mépris qu’elles ne méritent point.
Quand un homme n’a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il ? Qu’a-t-on
affaire de ces doubles emplois ? "Mais je veux donner un nouvel ordre. –
Vous êtes un habile homme : vous venez dans ma bibliothèque, et vous
mettez en bas les livres qui sont en haut et en haut ceux qui sont en bas.
C’est un beau chef-d’oeuvre ! "
Je t’écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d’un livre que je viens
de quitter qui est si gros qu’il semblait contenir la Science universelle ;
mais il m’a rompu la tête sans m’avoir rien appris.
Adieu
De Paris, le 8 de la lune de Chabban, 1714
Extrait des Lettres persanes – Montesquieu