Qui écrit a perdu ce qu’il écrit. Au moins une fois l’ordinateur a détruit un fichier que l’on avait mis des heures à peaufiner et qu’il faudra, si l’on en a le courage, l’envie, la nécessité recommencer, réécrire. Il faudra dépasser en tout cas le découragement du moment pour passer à autre chose : une vie sans ce texte là, au moins une vie avec une autre version.
De cette expérience, François Bon a parlé bien mieux que je le ferai, et en vidéo. C’est à propos du fichier perdu, du manuscrit dont on perd la trace.
« Jamais un fichier sur un seul support » : adage qui mène à la disquette de sécurité à la sauvegarde automatisée et aux logiciels à sauvegarde automatique. On fait tout pour éviter de la faille qui conduit à refaire, recommencer, réécrire : « il vaut mieux le faire à chaud, sans réfléchir », explique François Bon.
Tout est fait en tout cas, pour échapper à l’accident. Tout ? Tout sauf ce site : The most dangerous writing app. Son concept même va à rebours de tout ce qui est fait par ailleurs. Ici, vous risquez à chaque instant de perdre ce que vous écrivez, et vous le savez. 5 secondes sans activité, 5 secondes sans frappe, et le texte s’efface. C’est une épée de Damoclès au dessus du clavier de celui qui écrit. Pas le choix : quels que soient les mots qui viennent, il faut continuer, poursuivre. A perdre haleine, sans s’arrêter jusqu’à la fin du temps qui se décompte.
On a choisi avant de commencer à écrire : 5 minutes à une heure, c’est selon.
Quoi qu’il en soit pendant ce temps, quoi qu’il se passe à l’extérieur de l’écriture, on doit s’en détourner, rester concentré sur le texte, ne pas s’en extraire, résister aux appels des réseaux sociaux, du téléphone, du livreur de colis. Ou tout perdre.
C’est comme un écho à l’analyse de notre société par Matthew B. Crawford :
Il m’est venu cette terrifiante image d’un monde divisé en deux : d’un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui créent et bénéficient de la reconnaissance de leurs métiers ; de l’autre, ceux qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du silence…
The most dangerous writing app nous place temporairement du côté de ceux qui ont droit au silence et à la concentration. L’application nous y place de force, sous peine de tout perdre.
La situation d’écriture, qu’on testera d’abord sur une session de 5 minutes, est prenante, déroutante, entêtante. On lutte pour frapper une touche toutes les 5 secondes, un peu moins que cela même. Et tout va vite, trop vite : à peine le temps de penser. Pas celui d’avoir des regrets : ce sera pour plus tard. Il faut que le texte déroule, coule, déborde, cascade de paragraphe en paragraphe. Qu’importent les fautes de frappes, les répétitions, les redites, les coquilles : du texte, du texte, toujours du texte. Dans l’urgence.
On n’écrit pas là le texte qu’on écrirait autrement. Non. Et l’on tremble, et l’on a les mains moites, et le cœur qui s’accélère alors que le décompte des secondes semble de plus en plus lent et que les doigts malgré tout s’engourdissent. Ecrire devient physique, lutte contre le clavier. On ne pense plus à ce qu’on écrit, mais au rythme, à tenir la longueur. Allez, allez, allez…
Il suffit d’un rien, d’un sourcil qui gratte, d’une hésitation, et le texte d’un coup, disparait.
Il y a d’abord la frustration : quelle connerie, ce truc ! Et puis après tout, on le savait que ce texte ne survivrait peut-être pas à l’expérience. Mais essayez, vous verrez : on en apprend sur sa façon d’écrire, sur sa fluidité, sur sa capacité de concentration, sur son agilité, sur son attachement à ce que l’on inscrit sur l’écran.
Un texte de perdu ? Dix de retrouvés, peut-être.