Quelques considérations sur l’usage de la virgule dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano. Le roman date de 2014, l’année où l’auteur reçoit le prix Nobel de littérature. Plein de choses dans le livre, sur l’écriture, sur son lien au réel (allez comparer les descriptions des immeubles avec les adresses que donne Modiano dans son livre). Mais ces quelques lignes sont sur les virgules.
Parlons d’abord de la virgule avant le « et ». Comme dans ces deux phrases successives.
Il faisait presque nuit, et elle alluma le lampadaire. Ils étaient l’un et l’autre au milieu d’un halo de lumière, et le salon restait dans l’ombre.
Ces deux virgules n’ont rien d’obligatoire. Mon correcteur orthographique, un peu tatillon, m’indique même que la seconde « doit être omise dans ce contexte ». Admettons que le sens des phrases ne serait en rien modifié sans elles : « Il faisait presque nuit et elle alluma le lampadaire. Ils étaient l’un et l’autre au milieu d’un halo de lumière et le salon restait dans l’ombre ».
La virgule ici est presque rien, à peine une respiration. Je dirais un ralenti. Il s’agit de ralentir l’action : « Il faisait presque nuit, et elle alluma le lampadaire. » N’allons pas trop vite. La virgule met le « presque nuit » en suspend, elle attend un peu, elle n’allume pas tout de suite.
Ce temps suspendu n’est pas présent dans la seconde phrase : les deux éléments sont concomitants. La virgule n’apporte aucune information de sens, sauf cette sensation de temps hors du temps qui perdure un peu. Et c’est peut-être tout Modiano qu’on a dans cette virgule.
Nous étions page 98, revenons page 42 (édition Gallimard, collection Blanche). L’absence de virgule dans une phrase très similaire marque la maîtrise du rythme de Modiano : les virgules de la page 98 ne doivent rien au hasard.
Il s’allongea sur le canapé et il ferma les yeux.
Mais la virgule qui m’a le plus plu est page 145. Et elle n’a rien à voir, car elle modifie en profondeur le sens de la phrase. C’est un usage de la virgule que j’explore toujours en formation à l’écriture, et que souvent les étudiants ou les stagiaires ont du mal à percevoir du premier coup.
L’après-midi, ils restent dans le jardin, d’où l’on voit la mer.
C’est la seconde virgule de la phrase qui nous intéresse. La première est conventionnelle. Quelle différence entre la phrase de Patrick Modiano et celle-ci ?
L’après-midi, ils restent dans le jardin d’où l’on voit la mer.
Dans la phrase initiale, celle voulue par l’auteur, il n’y a qu’un seul jardin, et il se trouve que, depuis ce jardin, l’on voit la mer. Dans la deuxième, il y a plusieurs jardins, et ils restent dans celui d’où l’on voit la mer. La virgule change tout.
Pour illustrer cet usage de la virgule, et son rôle capital dans ce que l’on décrit en écrivant, j’utilisais jusque-là des exemples inventés. Une phrase du prix Nobel Patrick Modiano semblera sans doute moins théorique.
Et ce sera plus élégant que ces considérations sur les virgules de Bruno Le Maire.